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Cordée brune : comment le nazisme a instrumentalisé l’escalade

Dernière mise à jour : il y a 1 jour

Escalade et nazisme. Une cordée improbable, entre orgueil racial et ivresse verticale. Sous le Troisième Reich, le rocher devient propagande, l’altitude héroïsme, et la chute glorieuse. Mais derrière les sourires figés sur pellicule et les cordes tendues comme des bras levés, qu’en était-il vraiment des grimpeurs allemands dans l'ombre de la croix gammée ? Une histoire où la poudre blanche sur les doigts cache parfois une idéologie plus sombre.


Alpinisme et nazisme
(CC) Wikipédia

En montagne, le danger vient souvent d’en haut. Au milieu des années 1930, pourtant, pour les grimpeurs allemands, la menace venait surtout de Berlin. Le nazisme n’a pas seulement conquis l’Europe, il a aussi tenté de conquérir les sommets, instrumentalisant l'escalade comme une démonstration de force aryenne. Pendant douze ans, les parois rocheuses se sont transformées en théâtres politiques, les ascensions en actes patriotiques et les tragédies alpines en sacrifices nationaux. Pourtant, loin de l’agitation brune, des grimpeurs continuaient d’ouvrir des voies comme autant d’échappées discrètes face à un régime où chaque geste devait servir la grandeur germanique. Vertige Media plonge aujourd’hui dans cette période trouble où l’escalade s'est trouvée encordée au nazisme, dévoilant les ambiguïtés d’un sport qui a vu ses idéaux libertaires contraints de marcher au pas. Bienvenue dans l’histoire d'une grimpe en clair-obscur.


L’escalade au service du Reich : des sommets pour mieux sombrer


À peine installés aux commandes du pays en 1933, les nazis transforment tous les terrains de jeu sportifs en terrains idéologiques. Football, athlétisme, natation : tout devient prétexte à forger des corps d'acier au service d'une Allemagne obsédée par la pureté raciale et la préparation guerrière. Mais parmi ces disciplines mises au pas cadencé, l’alpinisme – et par extension l’escalade, sa cousine technique et moins médiatique – fait figure de prise de choix pour les idéologues bruns.


La raison ? Sur une paroi, on n’est jamais loin du mythe héroïque : l’homme, blond si possible, triomphe de la nature hostile, exhibant au passage courage, détermination et muscles bandés comme les cordes qui le retiennent du vide. Une panoplie d’attributs parfaits pour l'idéal nazi d'un homme nouveau, plus proche du demi-dieu nietzschéen que du sportif dominical. Peu importe si l’ascension se terminait parfois en fiasco – une chute mortelle sur les sommets devenait aussitôt une offrande glorieuse, preuve supplémentaire de la disposition totale du héros germanique à mourir pour sa patrie. Ainsi naît la devise emblématique de l’époque : « La paroi sera à nous, ou nous serons à elle ». Poétique façon de rappeler aux grimpeurs que leur vie appartenait désormais autant au Reich qu’à la montagne.


Hans von Tschammer und Osten, maître à penser du sport nazi (Reichssportführer pour être précis, mais gardons nos forces pour les phrases longues), a rapidement flairé l’aubaine propagandiste qu’offrait la verticalité. Après l’euphorie médiatique des Jeux Olympiques de Berlin en 1936, le régime voulait d’autres sommets, moins olympiques mais plus escarpés, à conquérir devant caméras et micros. Car rien ne valait un alpiniste aryen, triomphant d’une face réputée impossible, pour vanter la supériorité génétique dont Hitler rêvait la nuit. En 1938, le Führer lui-même enfonça le clou – ou plutôt le piton – en déclarant vouloir faire des héros des montagnes les ambassadeurs itinérants de sa prétendue race supérieure. L’escalade, désormais, servirait à former les guerriers de demain en même temps qu’elle alimenterait la machine à fantasmes aryens du régime.


Dès 1934, l’Himalaya devient le nouveau fantasme de grandeur du Reich, une sorte d’« Eiger des Himalayas »

La grimpe n’était plus seulement un défi personnel mais un devoir national, un exercice politique en altitude. Le sport, instrumentalisé jusqu’à la corde, n’était plus un simple dépassement de soi, mais bien une ascension idéologique. Ou comment prendre de la hauteur pour toucher le fond.


Propagande verticale : quand les nazis tutoyaient les sommets


Pour les nazis, la montagne n’est pas qu’un paysage de carte postale, c’est un décor idéal où se joue en direct le drame nationaliste. Dès les années 1930, les sommets mythiques deviennent des scènes où triomphe l’idéal aryen – quitte à tirer un peu sur la corde (et pas seulement métaphoriquement). L’exemple le plus parlant ? La mythique face nord de l’Eiger en juillet 1938. Une ascension surmédiatisée, où quatre grimpeurs germano-autrichiens se retrouvent bien malgré eux dans le rôle d’acteurs d’une pièce politique grandeur nature. Adolf Hitler, dans son fauteuil berlinois, suit heure par heure l’ascension, faisant de cette cordée héroïque le symbole idéal de l’union germano-autrichienne fraîchement célébrée par l’Anschluss. À leur descente, Anderl Heckmair, Ludwig Vörg, Heinrich Harrer et Fritz Kasparek se voient immédiatement élevés au rang de héros nationaux, accueillis à bras ouverts par un Führer radieux lors d’un grand show politico-sportif à Breslau. Une photo célèbre immortalise le moment, transformant à jamais ces hommes en icônes instrumentalisées d’un Reich avide de mythes.


Face nord de l’Eiger
Face nord de l’Eiger (CC) Wikipédia

La propagande nazie ne s’arrête évidemment pas aux falaises suisses : elle s’approprie chaque victoire alpine comme autant de preuves vivantes de la supériorité aryenne. On fête ainsi les frères Schmid, conquérants de la face nord du Cervin dès 1931, ou l’Autrichien Hermann Buhl, dont l’obsession pour le Nanga Parbat germe à l’époque nazie pour éclore en 1953, longtemps après la chute du régime. Dès 1934, l’Himalaya devient le nouveau fantasme de grandeur du Reich, une sorte d’« Eiger des Himalayas » où l’Allemagne se doit d’inscrire sa domination. Lorsqu’une expédition allemande échoue dramatiquement cette année-là (10 morts, dont le célèbre Willy Merkl), le régime n’a pas honte d’en faire un récit épique, héroïsant chaque mort comme un martyr sacrificiel offert à la gloire du Reich.


Pour donner du corps à ce délire vertical, on crée en 1936 la Deutsche Himalaja-Stiftung (DHS), fondation directement pilotée par le Reichssportführer von Tschammer und Osten et quelques alpinistes aussi fanatiques que zélés. Entre 1936 et 1939, la DHS organise ainsi plusieurs expéditions ambitieuses au Nanga Parbat, cumulant au passage un impressionnant bilan de victimes. La devise était limpide, quoique glaçante : « Les alpinistes gagneront de l’honneur pour l’Allemagne, ou mourront en essayant ». Un programme réjouissant, où chaque sommet vaincu valait trophée national, et chaque vie perdue un nouveau chapitre d’héroïsme morbide.


En matière d’antisémitisme, certains clubs alpins germanophones n’avaient pas attendu l’arrivée du Führer pour prendre de l’avance.

Évidemment, cette mise en scène repose sur une presse complaisante, prête à amplifier chaque exploit ou chaque tragédie avec un sens du dramatique à faire pâlir Hollywood. Les journaux sportifs du Reich relaient ainsi avec frénésie ces épopées alpines, servant au peuple allemand une évasion verticale qui cache mal la réalité beaucoup moins glorieuse d'un régime en quête permanente de légitimité. Même le cinéma est mis à contribution grâce à Leni Riefenstahl, réalisatrice chouchoute du Führer, dont les Bergfilme (films de montagne) façonnent l’imaginaire du grimpeur idéal : audacieux, intrépide, et surtout aryen jusqu'au bout des crampons. En Italie, alliée fidèle mais concurrente de l’Allemagne dans la course aux sommets, Riccardo Cassin triomphe des Grandes Jorasses (face nord, éperon Walker) et dédie aussitôt son exploit au sport fasciste, s’attirant les faveurs personnelles de Mussolini.


Ainsi, sous le Troisième Reich, l’escalade et l’alpinisme cessent définitivement d’être de simples aventures individuelles : elles deviennent outils et otages d’une dictature prête à tout pour prouver sa grandeur, quitte à transformer les montagnes en piédestaux branlants d’une idéologie à pic.


Clubs d’escalade sous contrôle : l’aryanisation par la face nord


Si les nazis se sont empressés de grimper les parois pour leur propagande, ils n’ont pas tardé non plus à mettre au pas tous ceux qui les fréquentaient. Mais soyons honnêtes : en matière d’antisémitisme, certains clubs alpins germanophones n’avaient pas attendu l’arrivée du Führer pour prendre de l’avance. Dès les années 1920, bien avant le premier salut nazi officiel, des refuges alpins du Club Alpin austro-allemand (DÖAV) affichaient sans gêne des panneaux indiquant : « Les Juifs ne sont pas désirés ici ». Pire, dès 1924 – oui, neuf ans avant qu’Hitler n’empoigne les commandes – des drapeaux à croix gammée flottaient déjà sur certains chalets de montagne. De quoi sérieusement relativiser le mythe d’un alpinisme apolitique ou innocent.


Après 1933, l’aryanisation des clubs alpins devient systématique et brutale. Le régime décrète l’expulsion immédiate de tous les grimpeurs juifs ou jugés politiquement suspects. Avec l’Anschluss en 1938, les clubs autrichiens sont purement et simplement fondus dans le DÖAV du Reich, nettoyés des derniers « indésirables » pour satisfaire l’idéal nauséabond du nazisme en altitude.


Affiche sur les refuges du DÖAV
Affiche sur les refuges du DÖAV : « Les Juifs et les membres du Club Donauland ne sont pas les bienvenus » (CC) Wikipédia

Le DÖAV lui-même n’échappe pas au nettoyage idéologique. Jadis officiellement « neutre », il devient rapidement une organisation alignée à 100 % sur les dogmes du régime. Le nazisme, grand amateur d’uniformité, applique le fameux « Principe du Führer » même dans les associations sportives : chaque club doit avoir son propre petit chef, validé évidemment par le NSDAP. En 1936, la Deutsche Himalaja-Stiftung sert elle-même de courroie de transmission pour parfaire cette mise au pas. Dès lors, toutes les structures alpines – des formations de guides à la gestion des refuges – doivent impérativement servir les ambitions nationales.


Les nazis avaient parfaitement compris comment mélanger plaisir sportif et endoctrinement idéologique.

Dans ce contexte de contrôle total, toute organisation concurrente ou suspecte passe immédiatement à la trappe. Parmi les premiers visés, les Naturfreunde, ces « Amis de la Nature », grimpeurs et randonneurs à tendance ouvrière et proches des sociaux-démocrates, sont interdits dès 1933. Leurs refuges, les accueillants Naturfreundehäuser, sont confisqués et cédés à des groupes nazifiés, tandis que leurs membres entrent en résistance ou poursuivent clandestinement leurs activités. Certains, surnommés les « bergers rouges », prendront même le risque d’aider des persécutés à franchir discrètement les frontières en montagne – jusqu’à ce que la répression s’intensifie brutalement à la fin des années 1930. De rares petits clubs clandestins voient également le jour, comme le Kletterklub Gamsspitzler 07 en Saxe ou les Lindenbrüder Hohenstein, fondé en 1940 par d’anciens membres des Nature Friends. Ces initiatives courageuses, quoique marginales, restent très discrètes. En effet, à cette époque, la moindre cordée non contrôlée par le parti pouvait vite finir en chute libre.


De manière générale, l’idéologie nazie imprègne profondément la communauté des grimpeurs et alpinistes, créant des situations ambigües. Certains, comme Heinrich Harrer ou Fritz Kasparek, héros célébrés de l’Eiger, affichent fièrement leur carte du NSDAP et rejoignent la SS. D’autres, tel Anderl Heckmair, chef de cordée pourtant glorieux à l’Eiger, restent politiquement distants. Ce dernier grimpe avant tout par passion, mais voit son exploit malgré tout happé par la machine propagandiste du Reich. D’autres encore font preuve d’un opportunisme assez banal : porter ostensiblement les symboles nazis leur ouvre des portes administratives ou financières. Ainsi, des clichés datant du début des années 30 montrent des groupes de grimpeurs saxons paradant en falaises vêtus de tenues SA, brassard à croix gammée soigneusement épinglé au bras. Le photographe Rudolf Kobach raconte même avec détachement que lui et ses camarades « s’amusaient à jouer au national-socialisme » dans ces séances très mises en scène. Une ferveur factice qui disparaîtra bien vite, laissant place à une réalité bien moins drôle : celle de la militarisation totale de la montagne, où les grimpeurs troqueront leurs brassards de théâtre pour des uniformes de guerre.


Jeunesse, escalade et nazisme : la face sombre du scoutisme vertical


Sous le Troisième Reich, l’escalade n’était pas seulement bonne pour la propagande. Elle était aussi idéale pour préparer discrètement la jeunesse hitlérienne à la guerre. Dès la fin des années 1930, la grimpe devient officiellement partie intégrante des programmes paramilitaires imposés aux jeunes Allemands. La Hitlerjugend ne tarde pas à proposer des sorties « nature », les fameuses Bergfahrten, où l’on apprend autant à manier les mousquetons que les fusils. En 1943, la chose devient carrément officielle : on annonce fièrement la création des Bergfahrtengruppen, des « groupes d’escalade de la HJ », destinés à entraîner la future élite militaire du Reich. Soirées techniques, séances d’escalade en falaise, puis stages prolongés en altitude : le tout supervisé par les officiers supérieurs de la Wehrmacht, histoire d’être sûr qu’aucun jeune ne passe à côté des vertus guerrières promises par le régime.


Sous couvert d’améliorer la santé des travailleurs, ces escapades en montagne avaient surtout pour but de renforcer l’adhésion au régime par des expériences collectives et valorisantes.

Concrètement, il s’agissait moins de former des grimpeurs que de futurs Gebirgsjäger, ces soldats d’élite spécialisés dans la guerre en montagne. L’idée ? Constituer un réservoir de jeunes recrues capables, dès leur majorité, d’affronter le froid, le vertige et les balles ennemies. Un projet qui séduit tant les généraux que l’expérience sera massivement amplifiée en 1944, même si, à ce stade, l’Allemagne était déjà plongée jusqu’au cou dans le chaos de la guerre totale. D’ailleurs, le Deutscher Alpenverein, traditionnellement perçu comme une sympathique organisation de montagnards en culottes de cuir, se retrouve lui-même chargé officiellement, de 1933 à 1945, du recrutement direct des troupes alpines. La via ferrata, l’escalade technique, les bivouacs extrêmes : autant d’activités récréatives reconverties en parcours d’obstacles militaires.


Jeunesse hitlérienne
Actualités concernant les dirigeants nazis et les responsables des jeunesses hitlériennes associés à l'ouverture de l'école formation dans un camp des jeunesses hitlériennes © United States Holocaust Memorial Museum

Les nazis avaient parfaitement compris comment mélanger plaisir sportif et endoctrinement idéologique. Les films d’époque montrent des files joyeuses de jeunes Allemands, shorts impeccables et chants du parti à la bouche, avançant en rang serré dans les Alpes bavaroises. Derrière l’ambiance bon enfant se cachait évidemment une logique de conditionnement implacable : discipline, camaraderie virile et dépassement de soi – toutes ces qualités érigées en valeurs « typiquement germaniques ». Un film particulièrement marquant de 1941 présente même de jeunes membres de la Hitlerjugend en plein apprentissage sur une paroi rocheuse, sous l’œil attentif d’instructeurs en uniforme. En clair, ce n’était plus du scoutisme, mais un entraînement militaire déguisé en colonie de vacances.


Et la jeunesse n’était pas la seule concernée. Même les adultes civils étaient invités, via des organisations aussi sympathiques que le NS-Volkswohlfahrt (« Bien-être populaire nazi ») ou la Kraft durch Freude (« La force par la joie »), à prendre un grand bol d’air frais alpin à prix très modique. Sous couvert d’améliorer la santé des travailleurs, ces escapades en montagne avaient surtout pour but de renforcer l’adhésion au régime par des expériences collectives et valorisantes. Mais dès le début de la guerre en 1939, ces charmants programmes de loisirs furent remplacés par des entraînements exclusivement militaires.


Veste alpinisme nazi
Veste d'alpinisme de la ligue des jeunes filles allemandes  (CC) Wikipédia

L’escalade devint alors presque entièrement l’affaire des soldats, des recrues et des instructeurs. Durant la Seconde Guerre mondiale, les Gebirgsjäger allemands utiliseront largement ces techniques apprises en altitude sur les fronts montagneux – des sommets glacés du front de l’Est aux escarpements rocheux de Crète. Des alpinistes civils, même célèbres comme Heinrich Harrer – l’homme de l’Eiger, devenu membre de la Waffen-SS – ou Peter Aufschnaiter, instructeur militaire tyrolien, se retrouvent mobilisés dans cette guerre verticale. L’escalade, initialement sport d’aventure et de liberté, finira ainsi instrumentalisée jusqu’au bout de la corde par une Allemagne décidée à militariser chaque recoin de la société, même les plus vertigineux.


Escalade sous le Reich : de la grimpe entre parenthèses


L’escalade s’est retrouvée enrôlée dans l’idéologie du Reich, mais elle n’en a pas moins continué à vivre sa vie de manière plus discrète, loin des fanfares guerrières. Durant les années 1930, à l’écart des grandes ascensions politisées, la grimpe sportive pure – celle des falaises, des parois rocheuses et des gestes techniques pointus – poursuit tranquillement sa progression. En Saxe notamment, la légendaire Suisse saxonne (Sächsische Schweiz), terrain de jeu historique des grimpeurs allemands, reste un laboratoire d’innovation verticale. C’est ici, en 1936, que Rudolf Stolle parvient enfin à dompter la face ouest du Teufelsturm, ce monument de 40 mètres en grès lisse réputé infranchissable, établissant au passage un nouveau jalon technique (coté VIIIb sur l’échelle locale). Une prouesse accomplie en silence, loin des discours tonitruants du régime.


Ironiquement, certains sites alpins bénéficieront tout de même des infrastructures construites par les nazis.

Même constat dans l’Autriche annexée (désormais l’Ostmark, selon la terminologie nazie), où grimpeurs locaux continuent d’ouvrir des voies ardues dans les Alpes calcaires ou au Wienerwald, atteignant des degrés de difficulté inédits (VIᵉ et VIIᵉ UIAA). Idem du côté de la Bohême, où grimpeurs tchèques et allemands se côtoient encore sur les fabuleuses tours de grès d’Adrspach et Teplice, tentant de préserver leur passion verticale malgré la tempête politique qui fait rage autour d’eux.


Mais avec l’arrivée de la guerre en 1939, cette bulle d’insouciance éclate brutalement. Les falaises autrefois grouillantes de passionnés se vident, jeunes grimpeurs et alpinistes étant massivement mobilisés au front. Les rares parois encore fréquentées servent surtout de terrains d’exercices militaires. On est loin de l’ambiance détendue d’une séance de grimpe loisir – ici, le rocher est devenu une affaire sérieuse, voire carrément stratégique, surtout dans les Alpes où les voies peuvent croiser des lignes de défense ou des théâtres de combat.


En France occupée, la grimpe survit en mode discret et artisanal, à l’image des pionniers du bloc comme Pierre Allain, qui continue à fréquenter Fontainebleau malgré les pénuries et restrictions qui rendent tout déplacement en montagne compliqué. C’est justement ce même Pierre Allain qui, en 1935, invente le chausson d’escalade à gomme adhérente, révolution technique majeure pour la discipline. Quatre ans plus tard, il conçoit aussi un mousqueton en alliage d’aluminium, innovation géniale qui ne se diffusera véritablement qu’après-guerre, faute de moyens industriels. Ces avancées témoignent d’une communauté grimpeuse active et ingénieuse, mais contrainte d’évoluer discrètement, à l’ombre du Reich et de ses obsessions militaires.


Ironiquement, certains sites alpins bénéficieront tout de même des infrastructures construites par les nazis : refuges flambant neufs, routes spectaculaires ou téléphériques de prestige, tels que celui du Kehlstein (« Nid d’Aigle », 1938) ou la route alpine du Grossglockner (1935). Évidemment, ces réalisations visaient surtout à épater les foules ou à faciliter les mouvements militaires ; mais pour les grimpeurs, ce luxe inattendu leur permettait parfois d’accéder à des parois auparavant quasi-inaccessibles.


Ce serait un raccourci paresseux de conclure que l’escalade n’existait plus vraiment à l’époque nazie. Elle continuait bel et bien d’exister, mais elle se retrouvait simplement fondue dans le vaste creuset de l’alpinisme officiel.

Enfin, une poignée de grimpeurs talentueux traverse tant bien que mal la période, conservant précieusement leurs connaissances techniques jusqu’à la fin du conflit. Après 1945, ces experts rescapés, comme Anderl Heckmair (oui, encore lui), vont transmettre leur savoir à une nouvelle génération libérée, participant ainsi au renouveau de l’escalade allemande et autrichienne d’après-guerre. La grimpe, enfin débarrassée des relents idéologiques du Reich, retrouvera peu à peu son esprit d’origine : celui d’un jeu exigeant mais libre, où la seule lutte qui vaille est celle contre la gravité – et surtout pas contre l’Histoire.


Escalade vs Alpinisme sous le nazisme : la grande paroi contre la petite falaise


Sous le Troisième Reich, tout le monde était censé marcher droit, même en montagne. Mais, clairement, toutes les grimpes ne se valaient pas. Aux yeux des nazis, l’alpinisme XXL, celui des faces nord mythiques et des sommets himalayens, représentait le summum de l’héroïsme aryen. Gravir une paroi invincible était la parfaite métaphore d’une Allemagne que rien ne pouvait arrêter – ni la roche, ni le froid, ni la mort. L’Eiger en 1938, les tentatives répétées et mortelles au Nanga Parbat : ces expéditions monumentales devinrent de véritables blockbusters idéologiques orchestrés, financés, et exploités par le régime. Hitler lui-même distribuait accolades et poignées de main aux héros de ces « exploits nationaux », voyant en eux les ambassadeurs idéaux de sa folie expansionniste. En prime, l’alpinisme offrait aux militaires des cartes stratégiques inédites et un vivier parfait pour les futures troupes d’élite alpines. Autrement dit, grimper un sommet vierge servait autant l’égo du Führer que la logistique du front.


Face à ce spectacle grandiose et tragique, l’escalade pure – celle des falaises locales, des tours rocheuses, des blocs techniques – faisait figure de parent pauvre. Jamais célébrée par la propagande, elle restait dans l’ombre, cantonnée à un rôle secondaire : vivier discret de formation technique, activité paramilitaire pour la jeunesse hitlérienne, ou simple entraînement préparatoire aux grandes aventures alpines. Sous le Reich, personne n’applaudissait une « première » dans une falaise inconnue, aucun journal n’en faisait sa une. Ces performances discrètes, réalisées par quelques passionnés dans les tours de grès saxonnes ou les rochers calcaires bavarois, n’intéressaient guère un régime en quête permanente de symboles grandioses.


Pourtant, ce serait un raccourci paresseux de conclure que l’escalade n’existait plus vraiment à l’époque nazie. Elle continuait bel et bien d’exister, mais elle se retrouvait simplement fondue dans le vaste creuset de l’alpinisme officiel. À cette époque, la frontière entre grimpe sportive et alpinisme engagé restait d’ailleurs assez floue : grimper l’Eiger ou les Drus exigeait autant de technique verticale que d’endurance en haute montagne. Les nazis, pas vraiment adeptes des nuances subtiles, considéraient tout cela comme une seule et même chose : une « performance de montagne » destinée à prouver la supériorité génétique du peuple allemand.


Ainsi, l’escalade ne disposait ni d’une organisation nationale dédiée, ni d’une fédération autonome. Elle relevait entièrement du Club Alpin ou des sections montagne de la Hitlerjugend. Ce n’est qu’après-guerre, loin des cris de propagande et des slogans guerriers, qu’elle commencera timidement à s’émanciper : création de clubs spécialisés, rédaction de topos spécifiques, apparition d’une identité propre.


En résumé, sous le nazisme, l’alpinisme fut le porte-drapeau flamboyant et sinistre de l’idéologie verticale du régime, tandis que l’escalade resta une activité fonctionnelle, presque marginale, pratiquée par des passionnés souvent hors des projecteurs. Malgré l’emprise idéologique du Reich – exclusions des grimpeurs juifs, encadrement militaire, pressions politiques constantes – ces amoureux du rocher continuèrent discrètement à tracer leurs voies, préserver leur savoir-faire et faire progresser techniquement leur discipline. L’escalade sous Hitler fut donc paradoxale : contrainte à l’obscurité par un régime obsédé par la grandeur, elle réussit malgré tout à progresser en silence, attendant patiemment que la tempête passe pour retrouver enfin son identité véritable – libre, inventive et irrévérencieuse.

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