Western écolo au Texas : des falaises fermées pour tir aux moutons
- Pierre-Gaël Pasquiou

- 29 sept.
- 6 min de lecture
Au Texas, dans un parc national où l’escalade est rare et rugueuse, le National Park Service annonce une folie : trois jours de fermetures pour laisser des hélicoptères tirer sur l’aoudad, un mouton venu d’ailleurs qui met en péril le bighorn local. Comment est-on arrivé à ce mauvais western écolo ? Réponses dans les méandres d'une décision lunaire qui raconte la manière dont notre accès à la nature, déjà fragile pour les pratiquant·e·s de l’escalade, peut être suspendu aux arbitrages plus que douteux.

Big Bend, c’est d’abord une immensité : un parc grand comme la Corse, fait de canyons calcaires et de dômes volcaniques, où l’on croise plus souvent des coyotes que des grimpeur·se·s. Pour qui vient de France, c’est presque de la science-fiction : approches interminables, chaleur écrasante, eau rare. L’escalade y existe, mais comme une parenthèse marginale — quelques fissures obscures, des sommets d’obsidienne, et une règle absolue : pas de perçage. Alors quand les autorités annoncent que ces rares zones seront fermées début octobre pour des tirs aériens sur les aoudads (des moutons venus d’Afrique du Nord, ndlr) c’est une ironie parfaite : là où la grimpe est déjà marginale, ce sont les hélicos qui finissent par avoir priorité sur la verticale.
Un désert où l’on grimpe à voix basse
Soyons honnêtes : Big Bend ce n’est pas Fontainebleau. Ici, pas de circuits peints ni de crash pads en procession. Le parc le reconnaît lui-même : « Big Bend n’est généralement pas considéré comme une destination pour les grimpeur·se·s ». Et pourtant, quelques-uns s’y risquent, attirés par des parois « pittoresques, exigeantes et follement variées », pour reprendre la formule officielle.
« Sur n’importe quelle voie, attendez-vous à du rocher pourri et à peu de bonnes fissures pour les coinceurs »
Roger Sigland, guide local officieux
L’escalade y est d’ailleurs officiellement découragée. Pourquoi ? Parce qu’il n’existe presque aucune littérature fiable — à peine un guide rudimentaire qu’on peut demander à l’accueil des centres de visiteurs du parc. Parce que le rocher passe du « correct » au « carrément terrifiant » selon le jargon local. Parce que la météo est impitoyable : chaleur écrasante, orages soudains. Et surtout parce que les approches sont des épreuves en soi, « longues, sans eau », comme l’admet le service fédéral des parcs américains (National Park Service). Roger Sigland, auteur d’un guide local officieux, résume la philosophie : « Sur n’importe quelle voie, attendez-vous à du rocher pourri et à peu de bonnes fissures pour les coinceurs »
Bref, ici, rien n’est simple.

La règle est claire : aucun perçage toléré. Ni perceuse électrique, ni perçage manuel, sauf autorisation expresse de la direction du parc. Quelques vieux spits subsistent, vestiges d’une époque moins regardante, certains posés illégalement. Leur remplacement est toléré, mais uniquement avec du matériel standardisé. Dans un parc où la moindre trace laissée compromet l’accès, les grimpeur·se·s savent qu’ils marchent sur un fil : leave no trace ou plus de trace du tout.
Affichette et gros canons
Les grimpeur·se·s locaux connaissent l’affichette : « Closed for Peregrine Falcons ». Ça soupire, ça patiente, parce qu’ils savent que la falaise appartient aussi aux oiseaux. Mais début octobre, le panneau changera de ton. Du 3 au 5, les Mesa de Anguila, Deadhorse Mountains, et des routes comme la Dagger Flat Road se ferment, non pas pour protéger un nid, mais pour permettre des opérations aériennes armées.
« De grands groupes d’aoudads supplantent les mouflons d’Amérique pour l’eau et la nourriture, menacent la biodiversité et empêchent les visiteurs de vivre des conditions naturelles authentiques. »
Communiqué du service fédéral des parcs américains
De loin, ça ressemble à un western écologique : fermer trois canyons pour tirer sur des moutons. Mais si ça nous intéresse, c’est aussi parce que Big Bend, derrière ses airs de bout du monde, cache une micro-scène d’escalade — confidentielle, rugueuse, borderline. Une grimpe rare, presque clandestine, qui voit débarquer la logique des hélicos.
Au même moment, l’État texan a autorisé les particuliers à pratiquer la chasse héliportée de l’aoudad hors parcs nationaux.
Dans son communiqué, le service fédéral des parcs américains écrit noir sur blanc : « De grands groupes d’aoudads supplantent les mouflons d’Amérique pour l’eau et la nourriture, menacent la biodiversité et empêchent les visiteurs de vivre des conditions naturelles authentiques. » Le verdict est clair : l’aoudad, mouton nord-africain importé, gagne trop de terrain. Le bighorn, icône fragile du désert, perd. Le parc tranche : fermer pour protéger, protéger en éliminant.
Far West biologique
Le bighorn, c’est l’enfant du pays : cornes en arabesques, silhouette gravée dans les fresques rupestres, symbole vivant du désert américain. Sauf que l’icône décline. Ses effectifs au Texas ont fondu de moitié ces dernières années, affaiblis par une double peine : la concurrence directe pour l’eau et l’herbe, et une bactérie importée, Mycoplasma ovipneumoniae, qui s’invite dans ses poumons et décime ses troupeaux. Autrefois prince des crêtes, le bighorn se retrouve relégué à la marge, spectateur de son propre territoire.

En face, l’aoudad — son cousin nord-africain introduit au XXᵉ siècle — joue les conquérants. Imaginez un SUV sur mode désert : increvable, frugal, capable de survivre là où le natif peine à tenir. « Des centaines parcourent désormais la région », admet le service fédéral des parcs. Chaque canyon devient une scène d’occupation silencieuse : l’exotique s’installe, le local recule. Le duel, en vérité, n’a rien d’un duel : c’est un rouleau compresseur.
C’est une drôle de pédagogie : enseigner la conservation à coups de fusil, et rappeler que même la nature la plus sauvage se gère parfois comme une base militaire.
La réponse, au Texas, ne surprend pas : on dégaine l’hélico. Pas de compromis, pas de demi-mesure. On ferme les zones au public, et on lance les tirs aériens. Mais la scène brouille le récit héroïque de la conservation : car au même moment, l’État texan a autorisé les particuliers à pratiquer la chasse héliportée de l’aoudad hors parcs nationaux. Autrement dit, ce qui est présenté ici comme une opération scientifique de protection ressemble, vu de loin, à la généralisation d’une brutalité spectaculaire. On appelle ça protéger la biodiversité. Mais ça ressemble furieusement à un western écologique où les moutons font office de hors-la-loi.
La nature sous gestion militaire
Pour les gestionnaires, l’équation est limpide : des moutons perchés sur des reliefs imprenables, donc l’hélico comme seule solution. Pas d’alternative crédible, pas de terrain accessible pour une régulation au sol. Mais pour d’autres, c’est une ligne rouge franchie : transformer un parc national en champ de tir, c’est fissurer l’image de sanctuaire que ces espaces incarnent. On n’est plus dans la gestion discrète d’un milieu, mais dans une mise en scène quasi militaire de la biodiversité.
On ferme une voie pour laisser naître un rapace, et tout le monde comprend. On ferme un canyon entier pour abattre des moutons importés, et la logique vacille.
Le service des parcs promet que les secteurs rouvriront une fois les tirs terminés, mais précise dans son communiqué : « Les fermetures peuvent durer plus longtemps en cas de problèmes mécaniques ou de conditions météo défavorables. » En clair : si le rotor tousse ou si le ciel se couvre, l'accès restera fermé. C’est une drôle de pédagogie : enseigner la conservation à coups de fusil, et rappeler que même la nature la plus sauvage se gère parfois comme une base militaire.
Escalader la contradiction
Pour un lecteur ou une lectrice en France, l’histoire a de quoi dérouter. Chez nous, on ferme des falaises pour protéger un vautour fauve, un faucon pèlerin ou une colonie de chauves-souris. Jamais pour offrir champ libre à des hélicoptères armés. Mais derrière l’anecdote texane, le message est universel : l’accès à la roche n’est jamais un droit immuable. Il dépend d’arbitrages invisibles entre espèces, d’équilibres politiques, de choix de société qu’on ne lit pas toujours dans la trace de magnésie laissée sur une prise.
À Big Bend, la grimpe est rare, confidentielle, ce qui la rend paradoxalement précieuse. Car c’est dans ces espaces marginaux que le contraste apparaît avec le plus de netteté : on ferme une voie pour laisser naître un rapace, et tout le monde comprend. On ferme un canyon entier pour abattre des moutons importés, et la logique vacille. Le désert devient miroir : il reflète à la fois la fragilité de notre liberté de grimper et la brutalité des moyens mobilisés pour sauver ce qu’on appelle, faute de mieux, « l’équilibre naturel ».














