Symon Welfringer : « Les échecs, c’est en fait de la performance »
- Matthieu Amaré
- il y a 6 minutes
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Aux côtés de Charles Dubouloz, Symon Welfringer est parti ouvrir la plus belle ligne de sa vie au sommet du Gasherbrum 4, à plus de 7000 mètres d’altitude. Après trois semaines en bas dans la face, la cordée française n’y est pas parvenue et s’est résignée à faire demi-tour. De retour à Grenoble, l’un des meilleurs alpinistes français du moment tente de revenir sur cette expédition sans sommet avec ce qu’elle convoque de frustration, de remise en question et de bascule narrative face aux exploits sportifs. Un nouveau récit dont le mantra pourrait tenir en trois mots : écouter nos défaites. Entretien en pente douce.

Vertige Media : Comment relativises-tu cette expédition sans sommet ?
Symon Welfringer : Les retours d’expéditions sont toujours des moments très particuliers. Cela fait trois semaines que je suis rentré du Pakistan, et il y a toujours beaucoup de choses qui se mélangent. Surtout cette fois-ci, où il n’y a pas la pseudo-réussite qui vient noyer tout le reste. Tu rentres chez toi dans un état de fatigue, d’usure. Tes relations sociales, intimes, ont aussi été altérées par ton absence. Mais tous ces trucs négatifs sont normalement effacés par l’image du sommet. Le souvenir de ce moment où tu es arrivé en haut, quand tu commences à redescendre… Des émotions qui me paraissent mille fois plus dingues que tout ce que j’ai vécu dans ma vie.
Vertige Media : Et cette fois-ci ?
Symon Welfringer : Eh bien là, je ressens juste une fatigue énorme. Je crois que je n’ai jamais été aussi fatigué de toute ma vie. Ça fait trois semaines que je n’arrive pas à me lever le matin. Je me pose des questions sur la suite, sur mon niveau, sur la raison pour laquelle on a fait demi-tour, sur ma vraie motivation à faire tout ça. Tout le monde sait que quand on est fatigué, on ne réfléchit pas bien et qu’on a souvent tendance à broyer du noir. C’est un cercle vicieux qui n’est pas évident à gérer de retour chez soi.
Vertige Media : Justement, comme gères-tu ce retour chez toi ?
Symon Welfringer : J’ai une chance énorme : celle d’avoir un « vrai » métier à côté. Je bosse à l’antenne météo de Grenoble. Je fais des prévisions météo et de la nivologie donc les bulletins d’avalanche, les trucs comme ça… J’ai vraiment plaisir à retourner au bureau et à revoir mes collègues qui sont dans un autre monde : le monde normal. Parce que je trouve qu’il existe vraiment deux mondes. Ce qu’on vit là-haut, j’aurais beau essayer de te le décrire, te montrer des photos, ça reste un monde à part.

Tout est mitigé. Tu es là… Tu n’as pas de croix à vendre, ni à partager sur les réseaux. C’est hyper facile de parler quand t’as fait un sommet et de dire que c’est le plus beau jour de ta vie. Là, on a plein de choses à dire, à transmettre mais c’est plus complexe. C’est plus sensible. Après, je ne retiens quasiment que du positif de cette expédition. Déjà, on est rentrés entiers. Et dans ce genre d’expé, ce n'est pas anodin. Je n’ai pas forcément envie qu’on retienne encore une fois que l’alpinisme, c’est une activité corrélée aux risques. Mais quand même… Envisager d’ouvrir une voie sur le Gasherbrum 4 en style alpin au-delà de 7500 mètres d’altitude, ça sous-entend que t’es prêt à tenter des choses. Et à ce niveau-là, ça veut dire que t’es pas sûr à 100% de rentrer.
Vertige Media : C'est la première fois que tu rentres sans être allé au sommet ?
Symon Welfringer : Non, pas du tout ! Avec Charlie (Charles Dubouloz, son compagnon de cordée, ndlr), on a déjà fait trois ou quatre expés où il ne s’est quasiment rien passé. D’ailleurs, l’an dernier on a réussi un truc vraiment fort au Hunghi, en ouvrant une voie qui culmine à plus de 7000 mètres d’altitude au Népal. On a fait un film, Le cavalier sans tête, qui parle de la place de l’échec. Quelque chose que j’ai beaucoup connu. Mais là, c’est la première fois qu’on échoue aussi proche du but. Normalement, quand les conditions ne sont pas bonnes en expédition, tu changes d’objectif et tu te rabats sur un plan B. Au Gasherbrum 4 (G4), on avait décidé que les mauvaises conditions feraient partie de l’expérience. En sachant très bien qu’on avait 5% de chances de réussir.
« J'ai découvert la montagne de mes rêves. J’ai rencontré la ligne qui pouvait me faire dire : "Après ça, je pourrais tout arrêter". J’ai trouvé mon truc, ma muse »
Vertige Media : Mais si tu savais que tu avais si peu de chance de réussir, comment expliques-tu cette si grande frustration de retour chez toi ?
Symon Welfringer : Je pense que j’ai encore trop les crocs en fait. J’ai cette motivation, ce désir qui n’est pas encore assouvi, parce qu’arrivé là-bas, je pensais vraiment qu’on allait le faire. Il y a des expéditions que je n'ai pas faites et où je n’ai jamais été frustré tellement l’expérience a été horrible mais là… On se sentait bien physiquement, l'acclimatation a été très positive, tout se passait bien. Dans ma tête, à un moment je me suis dit qu’on avait 70% de chances de la faire mais en fait, non, c’est impossible. Le pourcentage objectif, c’est 5%. Et quand on a buté, j’ai compris qu’il fallait que je redescende de mon nuage. Mais ce jour-là, j’ai aussi découvert la montagne de mes rêves. J’ai rencontré la ligne qui pouvait me faire dire : « Après ça, je pourrais tout arrêter ». Là clairement, je te le dis sans filtre, la ligne dans la face sud du G4, j’ai envie de la faire dans ma vie. Je veux y retourner. Peut-être deux fois, trois fois. J’ai envie que ce soit un projet à long-terme. J’ai trouvé mon truc, ma muse.
Vertige Media : Alors comment décrirais-tu cette muse, cette ligne qui t’obsède tant ?
Symon Welfringer : Alors déjà, c’est une face. Et c’est un truc qui m’a toujours fait rêver depuis que j’ai commencé la montagne. On dit souvent qu’en Himalaya, tout a été grimpé. Que l’âge d’or de l’alpinisme est derrière nous. C’est un peu vrai quand il s’agit de parler des lignes majeures. Cela dit, personne n’a jamais vraiment grimpé dans les faces en Himalaya. Je ne dis pas qu’on a commencé à le faire avec Charles mais aller pleine face dans un sommet si haut, avec un style hyper léger, je pense que c’est une manière de faire assez novatrice. Elle résonne vachement en moi parce que je viens du monde de l’escalade. Pendant mes vingt premières années, j'habitais en Moselle et je faisais de la compèt de grimpe dans des gymnases. Je ne suis pas du tout un alpiniste à la base. Je suis un grimpeur de falaises qui travaille des projets de manière acharnée. Donc je viens de là, et je retrouve un peu ça dans l’alpinisme de face. Ce côté grimpe qui me hante un peu. La face sud du G4, c’est haut, c’est technique mais pas trop. Cette ligne rassemble tout ce qui me fait envie en montagne. Et avec une bonne équipe, je me sens capable de la faire un jour.
« Plus tu as d'échecs, plus le moment où ça marche prend de l'ampleur et devient gratifiant. En suivant cette philosophie, même les échecs les plus cuisants peuvent se transformer en joie »
Vertige Media : C’est aussi pour ça que vous avez choisi le Gasherbrum 4 à l'origine ?
Symon Welfringer : Le projet de base n’était pas forcément clair. On avait le sommet, le G4, mais on ne savait pas trop par où le gravir. Ce n’est qu’après qu’on a découvert la face sud : une face vierge, un itinéraire mixte à la fois neigeux et rocheux, très logique. Ce choix avait aussi quelque chose de très important : il n’y a pas de risque objectif. Pas de chute de pierre, pas de sérac. Même si je te disais qu’il s’agit forcément de prendre des risques à ce niveau, ce qui m’est le plus cher dans mes expéditions, c'est de rentrer vivant.

Vertige Media : Et pourtant, même avec ce risque calculé, vous avez bien failli ne pas rentrer tous les deux…
Symon Welfringer : Oui, il s’est passé deux événements un peu marquants qui nous ont bien rappelé à l’ordre. Charles est tombé dans une crevasse et on s’est pris l’aérosol d’une avalanche. Après, Charles a employé ses mots. Moi, j’ai vécu le truc différemment. C’est sûr que c’était très chaud mais je suis toujours surpris de voir comment ce genre de truc prend de l’ampleur chez les gens. Ça m’interroge.
Vertige Media : Comment ça ? Tu penses que ce n’est pas si grave que ça ?
Symon Welfringer : D’année en année, il y a des choses auxquelles tu t'habitues un peu. Du coup, tu banalises certains risques. Tu vois, l’aérosol de l'avalanche, c’est hyper impressionnant. Mais moi, ça ne m’a pas fait peur du tout. On savait que ça n’allait pas nous tuer. Bon, ça a quand même arraché quatre tentes, donc la puissance de ce truc génère un risque. Disons que c’est un phénomène qu’on connaît un peu. On s’y attend. Pour la crevasse, c’est pareil, on sait que c’est écrit, que ça va arriver à un moment. Là, on a été cons parce qu’à ce moment-là, on n’était pas encordés. Bon ça, c’est l’altitude, tu perds ta lucidité, certains réflexes, ton instinct. C’est un peu comme être complètement bourré en fait. Tout ça est dangereux et en même temps, on a aussi découvert sur quoi il fallait s’entraîner. La crevasse, tout ça, ça traduit un manque d’expérience. Il faut savoir pourquoi tu en es arrivé là. Il faut en parler. Et là, cet incident est survenu en début d’expédition, pendant l’acclimatation. Une fois sortis d'affaires, on a un peu inconsciemment mis cette histoire dans un coin de notre tête. Notre cerveau l’a un peu caché. Parce que si ça prenait trop de place dans nos têtes, on allait rentrer chez nous.
Vertige Media : Quelle relation tu as face au risque aujourd’hui ?
Symon Welfringer : Avant, je ne pensais pas qu’on pouvait mourir en expédition. Je n’avais jamais le risque mortel en tête. Je me disais que c’était dangereux, mais que ça allait. Puis, il y a quatre ans, j’ai eu un grave accident en cascade de glace et je me suis rendu compte de beaucoup de choses. Depuis ce jour-là, j’ai conscience que le plus important, c’est de rentrer en vie. Cela dit, quand on aime autant l’engagement du sport de haut niveau et autant repousser les limites, il y a forcément un moment où tu ne te rends pas vraiment compte des risques que tu prends. Ça crée un vrai décalage avec les gens qui reviennent sur ce que tu as vécu.
« Pourquoi fouler un sommet me rend-t-il si heureux ? Je me pose beaucoup la question et ce que je sais pour l’instant, c’est que je suis en quête. Une quête intérieure qui ne vise pas forcément l’exploit sportif mais une sensation à partager avec quelqu’un »
Tu vois, par exemple, quand je suis rentré du G4, ma mère était de passage à Grenoble et on a parlé de l’histoire de la crevasse. Elle m’écoute, et ensuite elle me dit : « Je m’inquiète un peu Symon. Ça me marque la manière dont tu parles de ces accidents. Tu les banalises plus qu’avant. Ton vocabulaire a changé ». Je lui ai raconté l’épisode de manière très factuelle, alors que Charles a failli mourir. C’est en discutant avec des gens qui ne l’ont pas vécu que tu te rends compte que, de l’extérieur, ces événements peuvent paraître inhumains et inconscients. Mais il ne faut pas trop s’en inquiéter non plus : on a quand même des billes pour gérer ce genre de trucs là-haut.
Vertige Media : Qu’est-ce que tu vas chercher personnellement dans ce type de projet ?
Symon Welfringer : Quand je foule un sommet après avoir ouvert des voies, je ne peux pas être plus heureux. Je ne suis jamais aussi transcendé. C’est un plaisir profond qui peut m’habiter pendant très longtemps. Du coup, j’ai envie de le revivre. C’est ce qui me motive. C’est ce qui m’intrigue aussi. Pourquoi cela me rend-t-il si heureux ? Je me pose beaucoup la question et ce que je sais pour l’instant, c’est que je suis en quête. Une quête intérieure qui ne vise pas forcément l’exploit sportif mais une sensation à partager avec quelqu’un.

Vertige Media : Il y a quand même cette envie de laisser une trace, d’écrire quelque chose de singulier dans le monde de l’alpinisme, non ?
Symon Welfringer : Oui, c’est vrai. Je viens du monde de la compète quand même. J’en ai fait en escalade, j’en ai fait en kayak. J’ai arrêté assez jeune pour me consacrer à mes études. Et même dans mes études, j'ai fait une prépa, maths sup/maths spé avec pas mal de concours. Et les concours, c’est quand même la grosse compèt’. Je n’ai jamais rien vu de plus extrême que ça. Tu passes des oraux avec deux autres élèves devant un prof. Et tu te fais déglinguer. À 20 ans, j’ai craqué en plein oral devant mes potes et un prof. Je n'arrivais pas à m’arrêter de pleurer. En sortant, je n’avais qu’une envie : lui montrer ce dont j’étais capable. Je me suis rendu compte que j’avais un esprit de compétition hyper présent. Aujourd’hui, je le noie un peu dans des visions artistiques, un peu mélancoliques. Mais si je suis totalement honnête, j’ai clairement envie de réussite et de faire une photo au sommet.
Vertige Media : Au final, quel message porte cette expédition toute particulière ?
Symon Welfringer : L'éloge de l'échec. C'est une notion que j'ai souvent partagée en escalade auprès de gens qui grimpaient beaucoup en falaise, mais qui s'interdisaient de travailler des voies trop dures pour eux. Et moi, assez rapidement, je suis allé dans des voies où je ne faisais pas les mouvements à la première montée. Des voies où j'ai mis un, deux, trois années de travail acharné. Pendant ce processus de travail, je faisais l'éloge de l'échec parce que j’ai compris que les échecs, en fait, c’est la performance. Les expés, c'est complètement ça. Plus tu as d'échecs, plus le moment où ça marche prend de l'ampleur et devient gratifiant. En suivant cette philosophie, même les échecs les plus cuisants peuvent se transformer en joie. Elle peut être énorme, unique. Et en partant en expédition, c’est cette joie que je continue d’aller chercher.