Staša Gejo : « Le circuit ne m’inspire plus. Il me répugne. »
Il y a des adieux en larmes, des fins en apothéose, et puis il y a ceux qui referment la porte en la laissant claquer. À 27 ans, après plus d’une décennie sur le circuit, Staša Gejo jette l’éponge. Mais pas avec une révérence élégante : avec une franchise brute, une sortie de route parfaitement assumée. « Le circuit ne m’inspire plus. Il me répugne. »
La compétition, elle en a fait le tour. Elle en connaît les rouages, les exigences, les désillusions. Elle sait aussi qu’au-delà des résultats, c’est un système qui façonne ses athlètes, les élève, les broie, les rejette. Et elle a choisi d’en sortir avant d’être digérée.

Un palmarès bâti sans filet
Staša Gejo, c’est plus de 50 Coupes du monde, sept médailles internationales, une victoire aux Championnats d’Europe en 2017 et un taux de finales qui ferait rougir plus d’un leader du circuit. Mais derrière les chiffres, une trajectoire à contre-courant : celle d’une athlète issue d’un pays, la Serbie, où l’escalade n’a pas d’institutions solides, où l’accès aux infrastructures de pointe et aux entraîneurs spécialisés relève de l’utopie.
Dès ses débuts, elle a dû composer avec l’absence de cadre. Là où les nations majeures envoient leurs athlètes s’entraîner sur les circuits des ouvreurs du circuit IFSC, elle devait se débrouiller. Sans salle dédiée, sans entraîneur haut niveau, sans le moindre accès aux standards compétitifs. Et pourtant, elle a tenu son rang, rivalisant avec les grimpeuses issues de structures bien huilées.
Mais en 2024, tout s’est fissuré. « Une année de déceptions, une trahison, la perte de routine, de stabilité. » Un monde qui s’effondre sous ses pieds, une perte de sens qui s’infiltre jusque dans le geste. En août, à Villars, elle sait. Ce sera sa dernière Coupe du monde. Et pourtant, l’émotion ne vient pas. Juste un constat glacial : « J’aimais être là, avec ma famille et mes amis. Mais grimper ? Non. Les finales me dégoûtaient. »
L’envie n’y est plus. Pas même l’envie de faire semblant.
Le bloc version 2024 : un cirque bien rodé ?
Elle aurait pu partir en silence. Mais ce n’est pas son genre. Elle balance les raisons dans un post Instagram. Sans fard, sans prudence. Et en ligne de mire, un adversaire qu’elle désigne sans détour : l’ouverture.
« Je n’en peux plus des prises sans texture. Toujours les mêmes têtes qui ouvrent, toujours les mêmes tendances. »
Là encore, elle n’est pas la première à grincer des dents. Jakob Schubert, l’un des poids lourds du circuit, le disait récemment : le bloc est en train de devenir une performance scénique plus qu’un exercice d’escalade. Les circuits favorisent l’inattendu, les mouv’ qui font lever les foules, mais où la pure force digitale et la lecture disparaissent derrière des sauts de cabri et des équilibres précaires.

Sauf que Gejo ne s’arrête pas à une critique esthétique. Derrière son aversion pour ces mouvements artificiels, il y a une réalité cruelle : celle des moyens. Parce que pour suivre ces évolutions, il ne suffit pas d’avoir du talent. Il faut avoir les moyens de payer des ouvreurs privés, de grimper sur des prises dernier cri, de s’entraîner dans des salles calibrées pour simuler ces formats en amont.
Elle, elle n’a jamais eu ça.
« Je n’ai pas l’équipe, pas la salle, pas les ressources pour payer ces précieuses têtes et suivre les tendances. »
On ne grimpe pas tous avec le même ticket d’entrée.
Compétition et précarité : un modèle à la dérive
L’argent, parlons-en. Parce que Staša l’a déjà fait, et sans détour. En mars dernier, elle exposait une vérité que beaucoup préfèrent ignorer : l’escalade de haut niveau, c’est une galère financière permanente.
« Si vous gagnez une Coupe du monde, vous obtenez environ 2 500 euros. Que faites-vous de cela ? »
Pas grand-chose, effectivement. Surtout quand on sait que cette somme doit couvrir voyages, entraînements, matériel et une bonne partie du coût de la saison.
Loin du glamour des JO, la réalité est brutale : la majorité des grimpeurs internationaux vivent sur un fil, dépendant de sponsors dont les contrats restent précaires, soumis à un système où seuls quelques élus tirent réellement leur épingle du jeu. Pour les autres, la survie passe par des combines, du coaching, des projets annexes. Depuis juillet, Gejo bosse 35 heures par semaine. Et malgré ça, elle tient son niveau.
Une anomalie qui en dit long.

Quitter la scène pour retrouver la grimpe
Alors voilà. L’histoire s’arrête là, pas sur une défaite, mais sur un rejet assumé. Staša Gejo ne quitte pas l’escalade, elle quitte la compétition. « J’aime grimper des blocs durs, mais en m’amusant. Avec du repos, avec des amis, sans stress. »
Il y a quelque chose d’ironique dans ce départ. L’escalade, dans son essence, est une discipline de liberté. Mais l’escalade de compétition a fini par s’enfermer dans ses propres codes, par s’automutiler sous prétexte d’évolution.
Ce que Gejo questionne, c’est plus qu’un simple choix personnel. C’est la viabilité même d’un modèle où la précarité est la norme, où l’ouverture privilégie le spectacle au détriment du geste, où la compétition ressemble de plus en plus à une sélection par les moyens plutôt que par le talent.
En quittant la scène, elle pose une question à laquelle le circuit ferait bien de répondre : à quoi bon performer, si l’on n’a plus envie de grimper ?