Se battre pour grimper : pourquoi l'accès à l'escalade est un combat permanent
- La rédaction
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Alors qu'Howard Knob, site mythique de blocs en Caroline du Nord, renaît après 30 ans de fermeture grâce au rachat par une association de conservation, Buenos Aires perd son mur historique sous les pelleteuses. Deux actualités qui révèlent que la préservation et l'accès à ces espaces verticaux s'arrachent, se défendent, et ne tiennent qu'à la ténacité de celles et ceux qui refusent de lâcher prise.

Le matin du 15 décembre 2025, Diego Mac Dougall avait un mauvais pressentiment. La veille au soir, une pelleteuse s'était garée devant La Palestra Nacional de Andinismo, le mythique mur d'escalade de Buenos Aires qu'il gère depuis des années. « Je me doutais qu'ils feraient quelque chose, parce qu'aujourd'hui le CeNARD est fermé. Dommage que j'aie eu raison », confiera-t-il quelques heures plus tard au quotidien argentin La Nación. Lorsqu'il arrive sur place ce lundi matin, la machine est déjà en train de détruire le plus grand mur d'escalade naturel au monde, construit en 1982, sous l'œil impuissant d'une poignée de grimpeur·ses tenu·e·s à distance par la police municipale. En quelques heures, 43 ans d'histoire sportive sont en train de disparaître sous les gravats. La démolition totale est prévue pour janvier prochain.
Au même moment, à 8 000 kilomètres de là, Joey Henson prépare tranquillement la réouverture d'Howard Knob, en Caroline du Nord. Ce site naturel de blocs dominant la petite ville universitaire de Boone, fermé depuis 1993 par un propriétaire hostile aux grimpeur·ses, vient d'être racheté par la Blue Ridge Conservancy après plus de trois décennies de lutte. « Je n'ai jamais perdu espoir », explique au magazine Climbing cet activiste de 60 ans qui continue d'ouvrir de nouvelles voies. « C'est la preuve que l'optimisme et la persévérance finissent par payer. »
Deux histoires, deux destins opposés. Pourtant, ces actualités concomitantes racontent la même réalité : dans le monde de l'escalade, rien n'est jamais définitivement acquis. Les sites de grimpe, qu'ils soient sur roche naturelle ou artificielle, restent vulnérables aux pressions immobilières, aux changements politiques et aux logiques d'aménagement urbain. Et leur défense exige une mobilisation permanente, souvent invisible, toujours nécessaire.
Pelles-mêle à Buenos Aires
La Palestra Nacional de Andinismo n'était pas un mur d'escalade ordinaire. Construite dans le quartier de Núñez, au sein du Centre national de haut rendement sportif (CeNARD), cette structure unique au monde s'étendait sur 2 400 mètres carrés. Deux murs parallèles de 17 mètres de haut, habillés de dalles d'ardoise importées de la province de San Luis, à 800 kilomètres à l'ouest de la capitale. Plus de 150 voies y reproduisaient fidèlement la géologie de la Cordillère des Andes : fissures verticales, dalles lisses, surplombs techniques. Pour comprendre son importance, il faut saisir la géographie particulière de Buenos Aires. La capitale argentine ne possède aucune montagne à proximité. « Nous n'avons pas de montagnes ici. Pour accéder à de la vraie escalade, il faut voyager deux heures en voiture ou 1 200 kilomètres », expliquait Maria Perin, une grimpeuse locale, au magazine Climbing. « Ce mur rocheux était notre montagne dans la ville. »
Chaque semaine, environ 800 grimpeur·ses venaient s'y entraîner : amateur·rices, professionnel·les, guides de montagne, pompier·ères, membres des forces spéciales. Un lieu irremplaçable pour apprendre les techniques d'escalade traditionnelle impossibles à reproduire sur les prises en résine des salles modernes. Construite en 1982 par la communauté du Centro Andino Buenos Aires, La Palestra tombe sous le coup d'un projet autoroutier en 2019 : l'extension du pont Labruna doit connecter l'Université de Buenos Aires au nouveau Parc de l'Innovation. Six ans de mobilisation s'ensuivent — manifestations, pétitions internationales, recours juridiques — jusqu'à une mesure conservatoire en juin 2025, levée cinq mois plus tard contre la promesse d'un nouveau mur à Villa Soldati. Un projet que personne ne croit viable : dix mois après l'annonce, aucun travail n'a débuté, et les grimpeur·ses dénoncent des défauts structurels majeurs.
Le 15 décembre 2025, la pelleteuse entre en action. Azul Vieiro, fille du célèbre alpiniste Guillermo Vieiro — mort en 1985 dans le volcan Tupungato, quelques années après avoir impulsé la construction du mur —, arrive sur place en larmes. « Cette pelleteuse n'aurait jamais dû être là. Le dossier est toujours en attente de révision par les juges », explique-t-elle à La Nación.
Des écureuils et des victoires en Caroline du Nord
À des milliers de kilomètres, une tout autre histoire s'écrit. Howard Knob domine Boone, petite ville universitaire de Caroline du Nord. Ce site naturel de blocs — des rochers compacts permettant de grimper à faible hauteur sans corde — est souvent décrit comme le « Hueco Tanks de l'Est », en référence au célèbre spot texan. La roche, une variété de gneiss noir extrêmement solide (une pierre métamorphique formée sous haute pression, ndlr), offre des dizaines de passages techniques avec un style particulièrement dynamique : mouvements explosifs, prises d'arêtes tranchantes, jetés athlétiques.
« On ne se bat pas juste pour un site, mais on construit méthodiquement un écosystème de protection »
Joey Henson, grimpeur-activiste d'Howard Knob
En 1993, un propriétaire privé rachète le terrain et interdit l'accès aux grimpeur·ses. Pendant plus de 30 ans, Howard Knob devient un symbole de « l'accès fragile » : en Caroline du Nord, de nombreux sites d'escalade se trouvent sur des terrains privés, et leur utilisation dépend du bon vouloir des propriétaires. Joey Henson, figure tutélaire de la scène locale, refuse d'abandonner. Dans les années 1990, alors qu'un promoteur immobilier menace de raser le site, Henson et son ami Jeffrey Scott organisent un « tree-sit » — une forme de désobéissance civile où des militants s'installent dans les arbres pour empêcher physiquement leur abattage. Scott passe des semaines perché dans un hickory, face aux bulldozers immobilisés. L'image devient iconique. Simultanément, la mobilisation s'organise au niveau juridique et financier. Une manifestation rassemble 1 000 personnes dans les rues de Boone — un chiffre impressionnant pour cette ville de 20 000 habitant·es. Les militants créent la Watauga Land Trust, qui deviendra la Blue Ridge Conservancy, une organisation de protection des espaces naturels. Surtout, ils inventent un modèle de financement original : la Triple Crown Bouldering Series, un circuit de compétitions d'escalade dont les bénéfices servent à racheter des sites menacés.
« C'est ce que nous appelons le stacking wins — littéralement "empiler les victoires" », explique Henson à Climbing. « On ne se bat pas juste pour un site, mais on construit méthodiquement un écosystème de protection. » Cette approche systémique porte ses fruits : après Howard Knob, la communauté réussit également à sécuriser Lower Ghost Town, un autre spot mythique près d'Asheville, dans l'ouest de l'État, à environ 150 kilomètres de Boone.
Le rachat d'Howard Knob, finalisé en décembre 2025 grâce au travail conjoint de la Blue Ridge Conservancy, de l'Access Fund (organisation nationale américaine dédiée à la protection de l'accès aux sites d'escalade, ndlr) et de la Carolina Climbers' Coalition, marque l'aboutissement de plus de trois décennies de lutte. Le site rouvrira courant 2026, le temps de construire des sentiers d'accès conformes aux normes environnementales.
Un combat permanent
Face à ces deux destins opposés, une mise en garde s'impose : les contextes de ces luttes ne sont pas comparables. À Buenos Aires, la communauté affronte un projet d'infrastructure publique porté par une municipalité déterminée. En Caroline du Nord, il s'agissait de racheter un terrain privé sans projet immédiat, une situation bien différente. Cette distinction éclaire les destins opposés. Aux États-Unis, le système des land trusts (fiducies foncières, ndlr) permet à des organisations comme la Blue Ridge Conservancy d'acheter des terrains pour les protéger durablement. Ce modèle, ancré dans la culture américaine de la conservation depuis le début du XXe siècle, bénéficie d'une légitimité institutionnelle et de moyens financiers considérables (dons, mécénat). L'Access Fund, créé en 1991, coordonne ces actions à l'échelle nationale.

En Argentine, la communauté d'escalade ne disposait pas d'équivalent structurel. Le Centro Andino Buenos Aires, association historique, n'avait ni les ressources d'une fondation dédiée ni les outils juridiques pour racheter un terrain ou négocier avec la municipalité à armes égales. Paradoxalement, le statut « protégé » de La Palestra — située sur un terrain national — ne l'a pas sauvée : le transfert de gestion du gouvernement fédéral à la municipalité a fragilisé sa protection juridique face aux projets d'aménagement. La différence fondamentale tient donc au temps et à l'organisation. À Buenos Aires, six ans de bataille contre un projet public massif se sont révélés insuffisants. En Caroline du Nord, 30 ans de construction patiente d'outils institutionnels ont permis de saisir l'opportunité d'un rachat foncier lorsqu'elle s'est présentée.
« Ce qui me frappe, c'est la violence de la surprise. On savait que le projet existait, on s'était battu, on avait obtenu une mesure conservatoire. Et puis un lundi matin, sans prévenir, les bulldozers sont là »
Un grimpeur argentin devant la démolition de la Palestra de Buenos Aires
Au-delà de leurs différences, ces actualités interrogent une réalité commune : l'accès aux sites d'escalade n'est jamais acquis définitivement. Même les lieux apparemment « protégés » — comme La Palestra, construite sur un terrain national — peuvent disparaître rapidement. « Ce qui me frappe, c'est la violence de la surprise », témoigne un grimpeur argentin présent le jour de la démolition. « On savait que le projet existait, on s'était battu, on avait obtenu une mesure conservatoire. Et puis un lundi matin, sans prévenir, les bulldozers sont là. » À l'inverse, la réouverture d'Howard Knob suggère qu'aucune fermeture n'est irréversible, à condition de maintenir la mobilisation dans la durée. « Pendant 30 ans, on nous répétait que c'était fini, que nous devions faire notre deuil », raconte Joey Henson à Climbing. « Mais nous avons continué à nous battre, à construire des alliances, à chercher des financements. Et aujourd'hui, nous avons gagné. »
Entre Buenos Aires et la Caroline du Nord se dessine une leçon : l'importance de structures permanentes capables d'intervenir rapidement, la nécessité de moyens financiers et juridiques propres, la construction d'alliances durables au-delà de la seule communauté d'escalade. La Palestra disparaît, mais son histoire témoigne d'une mobilisation qui, même inaboutie, a retardé le projet et construit une expérience pour les combats futurs. Howard Knob renaît après 30 ans, preuve que l'obstination peut inverser ce qui semblait perdu.
Joey Henson perché dans son hickory face aux bulldozers, les grimpeurs argentins rassemblés derrière les barrières de police le 15 décembre : tous incarnent cette résistance nécessaire.
Car les sites d'escalade ne sont pas de simples infrastructures. Ils sont des lieux de transmission, de mémoire collective, d'apprentissage patient. La préservation de ces espaces verticaux dépend de notre capacité à nous organiser, à construire des alliances, et à refuser l'idée que leur disparition serait inévitable. Si rien n'est jamais définitivement acquis, rien n'est non plus jamais définitivement perdu. À condition de continuer à se battre.














