Le plus grand mur d'escalade naturel au monde va être détruit pour une autoroute
- Matthieu Amaré
- il y a 7 minutes
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À Buenos Aires, La Palestra Nacional de Andinismo, unique infrastructure d'entraînement en roche naturelle de 2 400 m², est menacée de démolition par l'extension d'un pont autoroutier. Depuis six ans, les grimpeur·ses se mobilisent contre ce projet de 15 millions de dollars qui priverait la capitale argentine — et la communauté internationale — d'un patrimoine sportif irremplaçable.

Le soleil de septembre tape fort sur les dalles d'ardoise. Dans le quartier de Núñez, au nord de la capitale argentine, se dresse un double mur de 17 mètres, hérissé de fissures naturelles qui serpentent vers le ciel. La Palestra Nacional de Andinismo — littéralement « centre d'entraînement national d'alpinisme » — bourdonne comme chaque week-end depuis 1982. Une centaine de grimpeur·ses s'échauffent, répètent leurs mouvements, partagent leurs techniques sur ces 2 400 mètres carrés de pierre d'ardoise importée de la province de San Luis, située à 800 km à l'ouest de Buenos Aires. Pourtant, cette course contre la montre a pris un nouveau sens depuis que Jorge Macri, maire de la ville, a confirmé en décembre 2024 la démolition de ce qui est considéré comme le plus grand mur d'escalade urbain en roche naturelle au monde.
Un patrimoine unique menacé par le béton
L'enjeu dépasse largement les frontières argentines. Construite en 1982 au sein du Centre National de Haut Rendement Sportif (CeNARD), La Palestra reproduit fidèlement les difficultés techniques de la Cordillère des Andes : fissures parallèles, dalles, cheminées, autant d'éléments impossibles à retrouver dans les salles d'escalade classiques. « Nous n'avons pas de montagnes ici. Pour accéder à de la vraie escalade, il faut voyager deux heures en voiture ou 1 200 kilomètres », explique Maria Perin au magazine américain Climbing. « Ce mur rocheux est notre montagne dans la ville. »
Face à La Palestra : un projet autoroutier de 15 millions de dollars mené par AUSA (Autopistas Urbanas Sociedad Anónima), l'entreprise publique chargée des infrastructures urbaines, pour étendre le pont Labruna. L'objectif ? Connecter l'Université de Buenos Aires au nouveau Parc de l'Innovation dans le cadre du plan de « modernisation » du nord de la capitale. « La coexistence avec La Palestra est impossible », ont déclaré des sources de la municipalité au quotidien La Nación pour justifier la décision, expliquant que l'espace aérien nécessaire au passage du pont ne permet pas de conserver le mur d'escalade en l'état.
Cette bataille mobilise la communauté argentine et trouve des échos internationaux. Le 6 septembre dernier, plus de 100 grimpeur·ses ont manifesté dans les rues de Buenos Aires, arborant casques, baudriers et cordes, certains projetant de la poudre colorée dans l'air selon les images diffusées sur les réseaux sociaux. Leur slogan : « No a la Demolición » (Non à la démolition, ndlr). Une pétition lancée sur Change.org a déjà recueilli plus de 4 500 signatures de soutien international.
Pour comprendre l'ampleur de la potentielle perte, il faut saisir ce que représente La Palestra pour la formation des grimpeur·ses. « Quand vous allez à El Chaltén (capitale argentine de l'escalade et de l'alpinisme, située en Patagonie, ndlr) et qu'il y a une fissure dans la roche, vous êtes confiant pour l'escalader parce que vous avez fait la même chose à Buenos Aires », expliquait l'économiste et instructeur Fabricio Gatti à Climbing Magazine. Cette infrastructure unique permet l'apprentissage de techniques impossibles à maîtriser ailleurs : placement de coinceurs dans les fissures, construction d'ancrages naturels, escalade de cheminées, rappels sur grandes longueurs.
« Il n'y a pas d'autres endroits en Argentine (...) C'est pourquoi c'est si important pour nous. C'est le seul endroit où nous pouvons vraiment apprendre »
Fabricio Gatti, moniteur d'escalade argentin
Chaque semaine, entre 500 et 700 personnes fréquentent le site : grimpeur·ses amateur·ices et professionnel·les, mais aussi guides de montagne, pompiers, forces spéciales et personnel de secours en montagne. Les deux murs parallèles de 40 mètres de long offrent 150 voies de difficulté variée, des dalles lisses aux surplombs techniques, reproduisant fidèlement la géologie andine.
Cette fonction pédagogique explique la mobilisation internationale. « Il n'y a pas d'autres endroits en Argentine — peut-être Mendoza, peut-être El Chaltén, mais ils sont très loin de Buenos Aires. C'est pourquoi c'est si important pour nous. C'est le seul endroit où nous pouvons vraiment apprendre », soulignait Fabricio Gatti dans le même entretien.
Six années de combat
La bataille ne date pas d'hier. Dès 2019, lors de la première annonce du projet d'extension, les membres du Centro Andino Buenos Aires (CABA) avaient organisé une première manifestation et demandé le classement du site comme patrimoine culturel protégé. Sans succès.
La situation s'est compliquée juridiquement : bien que La Palestra soit construite sur un terrain national (le CeNARD dépend du secrétariat aux Sports de la Nation), sa gestion est désormais municipale depuis la création du Parc de l'Innovation. En mai 2025, un juge municipal a accordé une mesure conservatoire suspendant temporairement la démolition, mais cette protection reste précaire. Les travaux du pont Labruna ont débuté en janvier 2025 pour une ouverture prévue mi-2026. « Nous ne savons pas ce que nous allons faire, confiait Fabricio Gatti à Climbing. C'est un vrai chaos. Nous ne savons pas ce qui va se passer. »
Face à la pression, la municipalité a proposé la construction d'une nouvelle palestra au Parc Olympique de Villa Soldati, dans le sud de Buenos Aires. Mais cette solution ne convainc pas la communauté. « Ils veulent construire un espace de bloc, et ce n'est évidemment pas la même chose », expliquait Fabricio Gatti à Climbing. « Les prises de salle d'escalade ne sont pas comparables à la vraie pierre, surtout pour enseigner l'escalade traditionnelle, la construction d'ancrages et les techniques de fissures. »
Autres griefs : l'éloignement géographique, les problèmes d'accessibilité et surtout la capacité réduite. Alors que La Palestra peut accueillir plus de 400 personnes simultanément, le projet de remplacement ne pourrait en recevoir que 150 selon Rafael Masid, référent du Club Andino, interrogé par le média argentin Tiempo Argentino. Plus inquiétant encore : dix mois après l'annonce, aucun travail n'a commencé sur ce site alternatif. « La Fédération argentine de ski et d'alpinisme a signé un accord en février dernier pour la construction d'une nouvelle Palestra, mais nous sommes en octobre et il n'y a aucune nouvelle », s'alarmait Rafael Masid dans le même média.
L'héritage des « ladrilleros »
Cette résistance s'enracine dans une tradition porteña (habitante de Buenos Aires, du nom du port de la ville, ndlr) vieille de plusieurs décennies. Dans les années 1950, les membres du Centro Andino Buenos Aires s'entraînaient le dimanche à Escobar, sur les hautes parois de brique d'une ancienne distillerie fermée depuis 1890. « Cela nous a valu le surnom de « ladrilleros » (les bricoleurs, ndlr), que nous ont donné des Français qui avaient escaladé la face sud de l'Aconcagua et qui ont partagé un week-end avec nous dans ce lieu, surpris par l'habileté de nos grimpeurs s'entraînant sur la verticale absolue », raconte Julio Corradi, membre à vie du Centro Andino, sur le site officiel de l'organisation. C'est ce même Julio Corradi qui, en 1982, convainc le secrétaire aux Sports Alberto Dallo de financer la construction de La Palestra. Le projet mobilise la communauté entière : conception 100% argentine, importation d'ardoise depuis San Luis, collage minutieux de milliers de pierres pour reproduire les aspérités naturelles.

Au-delà de Buenos Aires, la menace qui pèse sur La Palestra révèle une tension universelle entre développement urbain et préservation patrimoniale. Dans un monde où l'escalade connaît un essor sans précédent depuis son entrée olympique, la disparition de ce laboratoire unique interroge sur la capacité des métropoles à concilier croissance économique et héritage sportif.
Car l'enjeu dépasse la simple question d'un équipement local. La Palestra incarne un modèle de formation qui a essaimé bien au-delà de l'Argentine, inspirant la création d'infrastructures similaires sur d'autres continents. Sa destruction enverrait un signal inquiétant : celui d'une époque où les considérations financières à court terme l'emportent systématiquement sur la transmission des savoirs et la préservation des lieux de mémoire.
L'issue de cette bataille, attendue dans les prochains mois avec la décision judiciaire finale, résonnera donc bien au-delà du Río de la Plata. Elle dira si les communautés sportives peuvent encore peser face aux logiques spéculatives, si le patrimoine peut résister à l'urgence du béton. Et dans une discipline où chaque prise compte, les voies potentiellement perdues de Buenos Aires seraient une leçon de moins pour les générations futures de grimpeur·ses du monde entier.