8 600 voies menacées : la grande braderie des forêts américaines
- Pierre-Gaël Pasquiou

- 21 sept.
- 4 min de lecture
Aux États-Unis, la « Roadless Rule », qui protège 24 millions d’hectares de forêts nationales, est sur la sellette. Le ministère de l’Agriculture envisage son abrogation, ouvrant la voie à de nouvelles routes et à des coupes massives. Pour la communauté grimpante, l’enjeu est immense : des milliers de voies, de Tensleep Canyon à la Wind River Range, sont concernées.

Il faut imaginer les forêts américaines comme un échiquier : des millions d’hectares quadrillés de routes forestières, de concessions, de clairières industrielles. Et puis, des cases préservées, sans routes, où l’on accède encore à pied, où l’on campe au bord d’un ruisseau, où l’on grimpe au prix d’approches interminables. Ces zones, les « roadless areas », incarnent un certain visage du sauvage américain. Y renoncer, c’est plus qu’une réforme technique : c’est une fracture culturelle, écologique et politique.
Une règle née à l’ère Clinton
2001. L’administration Clinton adopte la « Roadless Rule » (réglementation des zones sans route, ndlr) : un texte interdisant la construction de routes et l’exploitation forestière commerciale dans près de 24 millions d’hectares (58,5 millions d’acres) de forêts nationales. L’idée : préserver les zones les plus sauvages, maintenir la biodiversité et garantir un espace de nature accessible, loin du bitume et des bulldozers.
Ce n’était pas un détail : 24 millions d’hectares, c’est l’équivalent de la moitié de la France. Un patchwork de forêts et de montagnes qui, sans cette règle, auraient pu être quadrillées de routes forestières et de coupes industrielles. En un décret, Clinton a donc figé une partie de l’Amérique dans une carte postale d’Amérique intacte.
Deux décennies plus tard, ces « roadless areas » couvrent encore environ 18 millions d’hectares (45 millions d’acres). Pour les grimpeur·euses, ce sont des sanctuaires : Tensleep Canyon, avec ses milliers de colonnettes calcaires, la Wind River Range et ses parois granitiques démesurées, ou encore des vallées anonymes où l’approche se mesure en journées de marche.
Le grand retour des bulldozers
Le 17 septembre 2025, le ministère de l’Agriculture (USDA) a clos une consultation publique sur l’abrogation pure et simple de la règle. Derrière l’épaisseur des textes juridiques, une décision : rouvrir la porte aux routes, aux coupes industrielles et aux exploitations minières dans des zones jusqu’ici protégées.
Les arguments officiels ? Des routes supplémentaires pour mieux combattre les incendies, la promesse d’emplois, un « développement économique local ». Le vocabulaire parle de « flexibilité » et de « modernisation » — la novlangue habituelle pour désigner ce qui ressemble surtout à un permis d’exploiter.
Pour les grimpeur·euses, l’effet est immédiat : une épée de Damoclès au-dessus de secteurs entiers. Selon l’ONG Outdoor Alliance, plus de 8 600 voies et blocs pourraient être concernés. Tensleep Canyon, la Wind River Range, mais aussi des centaines de falaises moins connues risquent de se retrouver prises dans le sillage des bulldozers.
Quand les grimpeur·euses deviennent lobbyistes
Aux États-Unis, défendre les falaises ça passe aussi par des cases à cocher et des formulaires en ligne. Depuis la fin août, l’Access Fund a lancé une campagne nationale pour inciter la communauté à commenter la consultation. « Protect Thousands of Backcountry Climbs » : le slogan est clair, l’urgence palpable.
La mécanique est simple : inonder l’administration de réactions pour rendre politiquement coûteux le passage en force. Si la mobilisation se poursuit, certains estiment que le nombre de commentaires pourrait atteindre des centaines de milliers, voire plus.
Et derrière les chiffres, une réalité : l’escalade est devenue un acteur politique à part entière. Les associations outdoor savent rédiger des policy briefs, organiser des campagnes numériques, mobiliser des ambassades locales dans les clubs. C’est une forme de lobbying assumée, et presque paradoxale : pour défendre l’accès au sauvage, il faut apprendre à manier le langage des bureaucrates et à saturer leur boîte mail.
L’autre visage de l’Amérique sauvage
Dans ces lieux, ce qui fait la magie, ce n’est pas seulement le rocher : c’est l’effort qu’il faut consentir pour l’atteindre, l’impression d’avoir gagné un coin du monde à la force des mollets. En rouvrant la porte aux bulldozers, l’USDA change la définition même de ce qu’on appelle le « sauvage » américain.
La bataille autour de la Roadless Rule dépasse évidemment très largement la grimpe. C’est un bras de fer politique : d’un côté, un gouvernement qui brandit l’emploi et la croissance pour justifier l’ouverture. De l’autre, une communauté outdoor qui tente de défendre ce qu’il reste de sauvage, formulaires en ligne à l’appui.
C’est aussi une tragédie écologique annoncée : routes qui fragmentent les forêts, coupes massives qui bouleversent les sols, corridors de vie animale transformés en impasses.
La consultation est close, le verdict tombera dans les prochains mois. Personne ne sait encore si la Roadless Rule sera abrogée, amendée ou maintenue. Mais une chose est sûre :
ce qui se joue ici, c’est la définition même du « sauvage » aux États-Unis. Et, au passage, le sort de milliers de voies et de blocs qui ont fait rêver des générations.














