« J'ai vécu la fermeture de ma salle d'escalade comme un deuil »
- Claire Allouch

- 16 oct.
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 20 oct.
À la toute fin de l’été, une salle de grimpe de la banlieue de Lille fermait ses portes. Laissant derrière elle une équipe salariée mais aussi plusieurs grimpeur·ses qui perdaient là une deuxième maison. L’une d’entre elles nous raconte comment elle a vécu cette fermeture et ce qu’elle dit des liens affectifs qu’on peut tisser avec une salle d’escalade. Témoignage qui fait forcément vibrer une corde sensible.

Jeudi 28 août 2025. Je monte péniblement les escaliers. À tel point que je m’arrête à trois marches du palier pour respirer un grand coup et me dire : « Enfin quand même, tu ne vas pas pleurer ». J’effectue les derniers pas, je pousse la porte. Et en ouvrant, j’éclate en sanglots. Deux jours plus tôt, j’apprenais que ma salle d’escalade allait fermer.
C’était la dernière séance
Je m’appelle Claire. J’ai cinquante ans. Je grimpe depuis moins d’un an et demi. Depuis que je me suis rompue le ligament croisé antérieur du genou en tombant d’un bloc, je ne pratique que la voie, en salle ou en extérieur quand j’en ai l’occasion. En très peu de temps, l’escalade est devenue un pivot central de ma vie, mon loisir principal, et disons-le, ma plus vive addiction. Je grimpe entre deux et cinq fois par semaine et n’envisage plus de partir en vacances dans un endroit où je ne pourrais pas grimper. Je le reconnais, je suis un peu enragée, mais n’est-ce pas le cas de la plupart des néo-grimpeurs ?
Ma salle de cœur, la toute jeune salle de voies rouverte par Arkose dans un centre commercial de la banlieue de Lille, a fermé définitivement ses portes le vendredi 29 août dernier, après quatorze mois d’existence. Dans notre belle capitale des Flandres, il existait jusque-là huit salles privées, dont deux détenues par Arkose : une salle de bloc, en centre-ville, et la nouvelle salle de voies, accolée à un gigantesque multiplexe, à quelques kilomètres de Lille. Autrefois gérée par Altissimo, la salle a fermé. On la disait trop excentrée et mal desservie, trop peu visible de l’extérieur aussi — impossible d’y accéder sans GPS, il faut l’admettre. Restée portes closes quelques années, elle a été reprise par Arkose avant de rouvrir ses portes au public le 13 juin 2024. Ne me demandez pas pourquoi j’ai gardé cette date en tête alors que j’ai bien du mal à retenir les anniversaires de mes amis.
Salle maudite ? Peut-être, mais n’est-ce pas justement pour cette raison que nous l’avons tant aimée ?
De l’extérieur, la salle ressemblait à n’importe quelle salle de voies : un haut bâtiment dans une zone commerciale, précédé d’un grand parking, et entouré d’une pelouse où on croisait parfois un couple de colverts. Un escalier métallique qui menait à la porte vitrée de l’accueil. Porte qui ne fermait jamais correctement d’ailleurs, faute de budget pour la réparer. À l’intérieur, c’était l’ambiance Arkose : des meubles dépareillés qui semblaient chinés sur leboncoin, une couverture crochetée avec amour par Marie, l’hôtesse d’accueil, quelques livres dans un coin, un comptoir pour prendre une bière après sa séance. Dans l’espace de grimpe, deux petites salles de bloc, puis des murs rouges et gris de treize mètres de haut, une quarantaine de cordes et un gros dévers.
Faute d’avoir réussi à attirer suffisamment de grimpeurs, la salle a connu une deuxième fermeture à la fin de l’été 2025, plus d’un an à peine après sa réouverture. Salle maudite ? Peut-être, mais n’est-ce pas justement pour cette raison que nous l’avons tant aimée ? Combien de fois nous nous sommes dit : « Il n’y a personne, on n’est qu’à deux binômes, là, ça ne va jamais tenir… ». Il faut avoir connu ce plaisir paradoxal d’une salle quasi-vide pour en comprendre les avantages : tu n’attends jamais ta corde. Personne ne te voit zipper. Tu peux grimper comme une patate, être dans un mauvais jour, pas de témoins. Dans les vestiaires, tu as ton casier. Et surtout, tu connais tout le monde.
La plus heureuse des quinquas
Les hôtes d’accueil avaient fini par nous connaître par cœur. Capables de deviner à l’avance la réaction de chaque grimpeur lorsqu’il ratait une voie, ils ne me laissaient même plus le temps de m’écrier : « J'ai pas le niveau ! ». Quand ils me disaient « Allez, Claire ! Tu peux le faire ! », je me sentais pousser des ailes. Dans cet endroit, j’avais l’impression d’être « quelqu’un ». Non seulement parce que j’étais entourée de bienveillance et d’amitié, mais parce que ma présence était appréciée, souhaitée même. Ainsi, un dimanche, alors que j’avais à la dernière minute changé mes plans pour venir l’après-midi au lieu du matin, j’ai reçu un appel vers midi : « Coucou, c’est l’accueil d’Arkose. Bah alors, quand est-ce que t’arrives ? » J’avais l’impression d’être choyée, importante. D’être la mascotte de la salle — titre que je partageais en réalité avec l’adorable toutou qu’on voyait parfois dormir sur l’un des fauteuils jaunes. Une vraie fierté.
La salle était tellement centrale dans nos vies que pour fêter mes cinquante ans, je n’ai pas pensé une seconde à aller ailleurs
Quand une voie me résistait trop longtemps, il arrivait que Fred, un des ouvreurs, déplace une prise pour la mettre à ma portée. Comme une façon de me dire « OK, t’es toute petite. Mais toi aussi t’as le droit de t’amuser ». C’était une immense consolation après toutes les fois où j’avais regardé les copains plus grands réussir un « mouv’ ». Enfin, un lieu s’adaptait à moi alors que dans ma vie, je m’adaptais constamment à tous les autres.
La salle était tellement centrale dans nos vies que pour fêter mes cinquante ans, je n’ai pas pensé une seconde à aller ailleurs. J’ai apporté des gâteaux, enfilé pour la première fois le baudrier offert par mes enfants, et j’étais la plus heureuse des quinquas. Par la suite, on a célébré les anniversaires des membres du personnel de la même façon. Gâteaux noisette ou chocolat, chapeau en carton sur la tête, chaussons aux pieds et magnésie plein les doigts. Comme à la maison, sauf que la maison avait des murs de treize mètres avec des prises de toutes les couleurs.
La fin de notre monde
On le savait depuis le début : on avait de la chance de profiter de cette salle presque déserte. Un jour, elle finirait par se remplir, ou bien elle fermerait. D’une façon ou d’une autre, nos moments magiques prendraient fin. Mais on ne pensait pas que ça arriverait si vite. C’était un mardi soir. C’était mon dernier jour dans les Alpes. Je venais de faire une balade en kayak sur le lac de Serre-Ponçon. J’avais rompu avec une amie de très longue date, et je venais de recevoir un coup de fil d’un autre ami, qui annulait nos retrouvailles post-vacances parce qu’il venait de perdre sa grand-mère. On avait parlé de deuil.
C’était un moment mélancolique : le soleil se couchait derrière la structure gonflable qui flottait sur le lac, découpant les silhouettes des enfants en noir sur fond d’or. Mon maillot mouillé me collait à la peau, j’avais du sable sur les pieds. J’allais quitter les Alpes où je venais de passer l’été le plus aventureux de mon existence. J’étais un peu triste, mais je pensais surtout à mon retour à Lille. À la salle. J’allais raconter à Fred tous les exercices que j’avais faits en falaise avec d’autres moniteurs, lui dire « J’espérais te croiser à Ailefroide ! ». J’allais découvrir quelles nouvelles voies il avait ouvertes, mesurer mes progrès sur celles que je connaissais par cœur avant mon départ. J’étais impatiente de le retrouver, lui, le reste de l’équipe, et les copains.
J’avais encore mon téléphone dans la main après l’appel de mon ami quand le message est arrivé. Une copine m’annonçait la fermeture. J’ai répondu « QUOI ? ». J’étais en état de choc. Oui, on savait que ça pouvait se produire, mais pas maintenant. Pas si vite. Le lendemain, j’ai fait toute la route jusqu’à Paris en pleurant. Le surlendemain, je devais aller voir mon père à l’hôpital, mais je suis rentrée directement à Lille. À la salle. Ne me jugez pas. En arrivant, allez savoir, j’ai posé ma main sur le mur où j’ai fait ma première voie. Celui où j’ai grimpé en tête pour la première fois. J’ai des souvenirs sur chaque corde. La 5c que j’aimais bien. Ici, la rouge que je faisais en échauffement. Là, ma première 6a. Ah oui tiens, la 5b que je n'ai jamais validée. Cette 5c verte, je rate toujours le dernier pas, et je m’étais dit qu’un jour je la ferais en tête.

Soirée de clôture. Pour nous, c’était la fin du monde. De notre monde en tout cas. On prenait les numéros de portable qu’on n’avait pas encore. « Et toi, tu sais où tu vas grimper ? » On se raccrochait à l’idée de se voir encore, de grimper ensemble. On a osé prononcer le mot « deuil ». On avait un peu honte, il y a des gens qui meurent. Et nous, on était effondrés de perdre notre salle. Un grimpeur sensible m’a fait découvrir le concept de solastalgie : la douleur causée par la perte d’un lieu. J’ai pris son numéro. J’aime les gens sensibles. J’ai revu les hôtes d’accueil, pour un café ou une séance de voies. Je suis allée rendre visite à mon père dans sa chambre d’hôpital. J’ai commencé à mettre sur pied mon nouvel emploi du temps sportif. Parce que la vie continue.
Dans notre société, on commence à peine à reconnaître le deuil causé par la perte d’un animal domestique. Quelques employeurs accordent même un jour de congé pour dire adieu à son fidèle compagnon. Les gens qui n’ont pas d’animal se disent : « Allons, remets-toi, ce n’était qu’un chien ». Que penseraient-ils s’ils savaient que je pleure une salle d’escalade ?
Mise à jour — 20 octobre 2025 : Précision apportée : pas de « faillite » pour Altissimo Lille. L’ancienne structure a cessé son activité ; la salle a ensuite été reprise par Arkose et rouverte le 13 juin 2024.














