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Outside s’éteint, et c’est toute une idée du dehors qui disparaît

Dernière mise à jour : il y a 2 jours

Le déclin d’Outside Magazine, disséqué par Rachel Monroe dans une enquête pour le New Yorker, dépasse largement le simple naufrage éditorial. Derrière la débâcle d’un magazine culte, c’est une certaine idée du récit outdoor qui disparaît sous les coups des entrepreneurs hors sol, des NFTs ratés, et d’une quête absurde de « scalabilité ». L’occasion de rappeler aussi que ce qu’on lit, on le fait vivre, et que le futur du dehors s’écrit encore aujourd’hui dans les médias indépendants.


Outside Magazine

La chute d’un média, quand elle se produit, est rarement spectaculaire. Quelques licenciements pudiquement appelés « réorganisations », une dernière fête de départ vaguement sinistre, et voilà une rédaction qui disparaît discrètement dans le flux d’informations. Pourtant, certaines agonies racontent beaucoup plus qu’elles n’en disent. Celle d’Outside Magazine, racontée par Rachel Monroe dans un remarquable papier du New Yorker, est précisément de celles-là. Fondé en 1977 par Jann Wenner, également créateur de Rolling Stone, puis dirigé pendant près de quarante ans par Larry Burke, Outside était autre chose qu’un titre parmi d’autres. C’était un repère du journalisme littéraire outdoor, celui qui prenait le temps des détours, qui osait les récits longs, les enquêtes improbables et les histoires profondément humaines. Avec l’arrivée en 2021 de Robin Thurston, entrepreneur numérique adepte de « contenus scalables », l’histoire a pris une tournure absurde, entre promesses vides, management chaotique et une tentative ratée de « tokeniser l’aventure » à coups de NFTs. Mais derrière ce fiasco entrepreneurial, ce qui s’effondre lentement, c’est aussi toute une manière d’écrire et de penser le dehors, loin des logiques marketing, loin des métriques et des slogans creux. Une écriture dont la survie ne tient désormais qu’à un fil.


Quand Outside incarnait l’opposé du « snack content »


Dans les années fastes d’Outside Magazine, lorsque l’édition papier sentait encore l’encre et le grand reportage, le magazine cultivait volontairement une certaine lenteur. Il fallait bien ça pour laisser David Quammen s’interroger en longueur sur l’étrange existence des moustiques, ou Susan Orlean traîner dans les coulisses d’une corrida espagnole.


La rédaction donnait carte blanche à Jon Krakauer pour livrer en 17 000 mots son récit tragique et magistral de l’Everest en 1996, publié sous le titre Into Thin Air. C’était audacieux, peut-être un peu fou, certainement moins rentable à court terme que des conseils « 5 façons d’optimiser votre sac à dos ». Mais justement : Outside n’avait que faire du court terme. Il était le magazine des récits sans filtre, où l’on osait dire l’inutile, le trivial, l’essentiel ou le douloureux avec le même talent littéraire. Un style assumé, à l’écart des injonctions commerciales.


L’arrivée de Robin Thurston, ou l’irrésistible ascension du dehors numérique


Cette époque révolue a trouvé son fossoyeur en la personne de Robin Thurston. Ancien CEO de MapMyFitness, cycliste semi-professionnel et surtout entrepreneur de génie lorsqu’il s’agit de séduire les fonds de capital-risque, Robin Thurston avait pour Outside une vision radicalement différente : en faire « l’Amazon Prime du lifestyle actif ».


Rachel Monroe, dans son enquête, montre avec précision comment ce patron aussi énergique que déconnecté s’est progressivement coupé de l’âme même du magazine. Robin Thurston rêvait grand, très grand : un écosystème digital gigantesque, des podcasts à la pelle, des applications GPS, et surtout, cette fameuse idée du « Outerverse », une tentative de vendre des NFTs d’expériences outdoor.


Évidemment, la montagne virtuelle n’a jamais trouvé preneur : quelques centaines de NFTs vendus sur dix mille attendus, et un échec aussi prévisible que retentissant. Face au fiasco, Robin Thurston n’a pas résisté à un grand classique des dirigeants en difficulté : l’excuse du timing, incontournable argument tout droit sorti du manuel du CEO moderne. Ce n’était donc « pas le bon moment ». Bien sûr. On pourrait presque en sourire, tant la pirouette est caricaturale, si elle ne révélait pas quelque chose de plus profond : un storytelling outdoor vidé de son sens au profit d’une expérience lisse, aseptisée, sans météo, sans sueur, sans réel. Et désormais, apparemment, sans responsabilité.


Médias indépendants : comment écrire et être lu sans se trahir ?


La chute d’Outside Magazine pourrait simplement prêter à sourire si elle ne venait pas rappeler douloureusement ce que vivent quotidiennement les médias indépendants. Au fond, le dilemme auquel Robin Thurston s’est confronté de manière caricaturale, tous les médias indépendants le connaissent : comment écrire ambitieux, fouillé, profond, sans disparaître aussitôt dans l’océan des contenus courts, viraux, instantanés ?


Cette tension permanente entre exigence éditoriale et efficacité numérique est devenue un exercice délicat. Écrire bien demande du temps, de la réflexion, un luxe face aux algorithmes impitoyables des réseaux sociaux. Chez Vertige Media, on connaît parfaitement ce tiraillement : nous jonglons entre l’envie sincère de proposer des textes subtils, parfois complexes, et la nécessité de capter l’attention à coups de titres provocateurs ou de formats courts calibrés pour Instagram. Ce n’est jamais totalement confortable, mais c’est une réalité qu’on assume.


Il serait toutefois injuste de juger trop sévèrement ces compromis. Après tout, une bonne accroche, même légèrement provocatrice, peut être une porte d’entrée vers un contenu riche. Le danger n’est pas dans l’accroche elle-même, mais dans le glissement vers une écriture entièrement calibrée pour l’algorithme.


La responsabilité appartient aussi aux lectrices et lecteurs : à leur curiosité, leur patience, leur volonté de soutenir celles et ceux qui racontent encore autre chose que du prémâché. Car écrire et être lu sans se trahir relève d’une véritable co-responsabilité, où chacun doit accepter de jouer sa part, humblement mais sans hypocrisie.


Ce qu’il reste à sauver : le dehors imparfait, le récit vivant


Ce que le déclin d’Outside Magazine met aussi cruellement en évidence, c’est que l’écriture du dehors, celle que l’on aime lire et relire, est plus que jamais menacée par la standardisation digitale, par la start-upisation de l’outdoor, par la promesse de rendre tout « scalable », même l’aventure. Mais il reste encore des espaces où le récit peut respirer : ces médias indépendants, ces voix solitaires qui racontent les bivouacs ratés, les doutes et les moments ordinaires plutôt que les seules réussites photogéniques. Ils sont fragiles, parfois maladroits, jamais parfaits, mais toujours vivants.


La responsabilité nous incombe désormais, lecteurs, grimpeurs, passionnés : ce qu’on lit, on le soutient. Et ce qu’on soutient, on le fait vivre. Il n’y aura jamais d’algorithme capable de saisir la peur sous un orage à 3 000 mètres, le frisson d’un sommet au petit matin, ou la beauté d’une phrase relue dix fois parce qu’elle touche juste. Il y aura seulement celles et ceux qui écrivent encore, et celles et ceux qui prennent le temps de lire.


Ce contrat implicite est tout ce qui nous reste. Parce qu’à force de vouloir tout raconter en trois clics, on pourrait finir par oublier comment vivre ce qu’on prétend raconter.

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