Everest express : le gaz xénon, nouveau raccourci vers le toit du monde ou impasse toxique ?
- Pierre-Gaël Pasquiou
- 18 avr.
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 29 avr.
Fini les semaines interminables passées à monter, redescendre, remonter, grelotter dans sa tente et apprivoiser lentement le manque d’oxygène. Oubliez l’image romantique d’un alpinisme lent et humble, acceptant la loi naturelle des altitudes hostiles. Aujourd’hui, certains guides et leurs clients fortunés rêvent d’ascensions « express », raccourcies à l’extrême par un allié inattendu : le gaz xénon.

Prochain exemple en date ? Al Carns, ministre britannique et ancien militaire des forces spéciales, accompagné de trois anciens camarades du même pedigree. Leur projet : gravir l’Everest en à peine quatre jours sur place. Arrivée prévue un lundi, sommet le jeudi, et retour à Londres dès dimanche pour le thé. Ambitieux ? Non. Déraisonnable ? Probablement.
Xenon : ce gaz qui défie la montagne (et la science)
Mais d’abord, c’est quoi exactement ce fameux gaz xénon ? Élément chimique classé parmi les « gaz nobles », inerte et sans odeur, il a fait carrière en médecine depuis les années 1950 comme anesthésique efficace mais très coûteux, utilisé seulement dans une poignée d’hôpitaux. Plus récemment, il s’est illustré comme dopant « indétectable » en Russie, activant artificiellement l’érythropoïétine (EPO), cette molécule magique qui pousse le corps à produire des globules rouges, indispensables au transport d’oxygène en altitude.
Ce qui nous amène à l’idée lumineuse (et lucrative) d’appliquer ce principe à l’alpinisme : une inhalation préalable de xénon boosterait l’EPO, permettant aux grimpeurs d’arriver presque immédiatement acclimatés à haute altitude. Problème : aucune étude sérieuse ne valide vraiment l’efficacité du procédé sur le terrain, et les rares publications disponibles parlent d’un effet éphémère, quelques heures tout au plus. Pas suffisant pour tenir les longues journées d’effort au-delà de 8 000 mètres.
En prime, ce « shoot » de gaz anesthésique, même à faible dose, induit souvent une certaine somnolence, potentiellement dangereuse en plein effort extrême. Pourtant, l’organisateur de l’expédition, Lukas Furtenbach, qui a déjà expérimenté la méthode sur l’Aconcagua, assure que ce risque est maîtrisé. Les fédérations d’alpinisme, elles, sont nettement moins enthousiastes, l’UIAA (Union Internationale des Associations d’Alpinisme) qualifiant carrément cette pratique de « dangereuse et non recommandée ».
Petite histoire des méthodes pour tromper l’altitude
L’envie de raccourcir l’épreuve de l’altitude ne date pas d’hier. Depuis que l’Himalaya s’est ouvert au tourisme montagnard, les guides rivalisent d’ingéniosité pour accélérer l’acclimatation et réduire les risques. Parmi les méthodes éprouvées :
L’acclimatation progressive classique : la méthode traditionnelle, lente et laborieuse mais sûre. Des semaines d’aller-retour, « monter haut, dormir bas », pour habituer le corps. Efficace mais contraignante.
La tente hypoxique : une pré-acclimatation artificielle, qui reproduit chez soi les effets de l’altitude grâce à un air raréfié en oxygène. On gagne du temps sur place, mais on dort mal à la maison.
L’hypoxie intermittente : des sessions régulières et courtes d’exposition à un air pauvre en oxygène pour habituer progressivement l’organisme, souvent couplées à l’exercice physique. Efficace, mais exige discipline et logistique.
L’oxygène en bouteille : la méthode reine, répandue sur l’Everest depuis les premières ascensions. Fiable, éprouvée, mais logistique lourde et dépendance risquée.
Face à ces approches, le xénon apparaît aujourd’hui comme un outsider séduisant sur le papier, mais très fragile face aux réalités scientifiques et éthiques.
Le gaz xénon : zone grise éthique et réglementaire
La montée en puissance du gaz xénon pose aussi des questions éthiques essentielles : l’alpinisme, même non compétitif, doit-il tolérer une substance officiellement classée comme dopante par l’Agence mondiale antidopage (AMA) depuis 2014 ? La communauté montagnarde, divisée sur l’usage même de l’oxygène, se fracture encore plus face au xénon :
D’un côté, les puristes dénoncent un « alpinisme assisté », voire une triche pure et simple, contraire aux valeurs d’autonomie, d’effort et d’humilité devant la montagne. Pour eux, le gaz xénon représente un pas de plus vers la marchandisation outrancière des sommets.
De l’autre, les pragmatiques, comme Lukas Furtenbach, insistent sur la sécurité : « Plus vite on monte et on descend, moins on s’expose aux dangers objectifs », affirme-t-il. Argument valable, sauf que rien ne prouve que le xénon augmente réellement cette sécurité.
Quant aux autorités, l’UIAA est catégorique : elle déconseille formellement l’usage hors d’un cadre médical strictement contrôlé. Pourtant, aucune réglementation officielle n’existe pour interdire le xénon en montagne – terrain de jeu encore largement dérégulé, livré aux seules consciences individuelles.
Le business de la haute altitude : jusqu’où ira-t-on ?
Derrière cette controverse pointe l’ombre grandissante de l’alpinisme commercial extrême. À 155 000 dollars le billet pour cette ascension express à coup de gaz rare, il s’agit clairement d’un produit d’exception réservé à une élite fortunée, prête à s’offrir l’Everest en fast-food de luxe.
Al Carns ne s’en cache d’ailleurs pas : l’aventure express, spectaculaire et médiatique, vise à récolter plus d’un million de dollars pour diverses œuvres caritatives. Louable intention certes, mais qui interroge sur la frontière éthique du tourisme extrême : peut-on encore parler d’alpinisme quand l’effort physique et mental est court-circuité à ce point par une inhalation magique ?
La montagne aura toujours le dernier mot
Face à la promesse séduisante mais bancale du gaz xénon, la prudence reste de mise. Aucun raccourci technologique ne peut véritablement remplacer les adaptations naturelles du corps à l’altitude extrême. Les vétérans de l’Everest le rappellent : au-delà de 8 000 mètres, la nature a toujours le dernier mot. Et l’altitude, impitoyable, ne pardonne aucun excès de confiance.
En choisissant ce chemin rapide mais incertain, les futurs clients des ascensions au xénon doivent savoir qu’ils prennent le risque de devenir les cobayes d’une expérimentation grandeur nature, menée dans une zone impitoyable.
Le sommet de l’Everest s’atteindra toujours à pied, mais peut-être pas à coups d’inhalations miracles. Aux apprentis sorciers de la montagne, une question reste ouverte : si l’éthique s’évapore, que reste-t-il encore de l’alpinisme ?