Livesey, un maître et ses disciples
Malham (Yorkshire), hiver 1998 : Soma, indienne installée en Angleterre, pleure son mari qui, après avoir passé ses dernières années à l'aider dans son petit café, vient de succomber d'un cancer du pancréas. « Peter Michael Livesey, mountaineer. Born Huddersfield 12 September 1943 ; married Soma (one daughter) ; died Malham, North Yorkshire 26 February 1998 ». Noyés dans les colonnes nécrologiques du journal local, ces quelques mots concluent la vie d'un des grimpeurs anglais les plus marquants du siècle dernier.

Ecolier, Livesey se fit d'abord remarquer grâce à ses talents de coureur de fond. Evoluant dans cette discipline jusqu'à un niveau national, il y aura acquis le goût de la compétition et la rigueur de l'entraînement. Puis Livesey pratiqua à fond la spéléologie, en participant notamment à des expéditions en Jamaïque, Grèce ou Iran. Il commence ensuite l'escalade en « frappant » fort avec la première en libre de Crossbones et surtout de Face Route, 43 mètres engagés remontant les sombres gorges de Gordale Scar, dans le Yorkshire. Son compagnon de cordée d'alors, John Sheard, rappelle que pour Peter, le qualificatif de « meilleur » était essentiel.
Pour atteindre ses hautes ambitions verticales, et n'étant pas particulièrement musclé à la base, Peter comprend qu'il lui faudra s'entraîner. Dès le début des années 70, on le voit ainsi traverser sans relâche des murs de briques des rues de Malham, et aussi faire de la poutre ou grimper sur des structures d'escalade intérieures (1). On le dit plus enclin à l'entrainement qu'à la fréquentation des pubs.
En plus de ses qualités acquises, continuité et force des doigts, Livesey emploie de nouvelles méthodes pour libérer des voies raides et techniques du Lake District. La pratique du libre dans cette région date de la fin du 19° siècle, date à laquelle les pionniers s'employaient déjà à grimper avec un minimum de points d'aide, ne s'assurant que sur des anneaux de cordes (2). Les pitons n'y furent autorisés que pendant une dizaine d'années, jusqu'à l'apparition des coinceurs (d'abord des galets, puis des écrous câblés), au début des années 1960.

L'objectif de Livesey étant de retirer tous les points d'aide, il n'hésite pas à introduire de nouvelles méthodes : inspection des voies en rappel (« abseil inspect »), pose préalable des protections, yoyo ou moulinette, usage de la magnésie (ce qui lui valut d'être attaqué par « le groupe des mains propres »). Certes, l'incertitude et (donc) l'engagement sont amoindris, mais le niveau de difficulté est ainsi repoussé (3).
Popularisée par des articles dans Mountain, cette démarche intéresse un jeune grimpeur du Yorkshire qui lui aussi s'entraine dur après de longues journées de travail à l'usine: en 1972, âgé de 17 ans, Ron Fawcett rencontre enfin son modèle, Peter Livesey. Fawcett est grand, muscé, aux interminables. Livesey est "mince, nerveux, portant des lunettes et des cheveux gris frisés autour d'une calvitie naissante, il ressemble à un croisement de savant fou et de prohète" (4).

Aussi mythique qu'efficace, cette cordée se fera remarquer dans de nombreuses falaises, du Yosemite aux Dolomites, en passant par la Norvège ou l'Autriche. Dans le Verdon en 1976, ils parcourent à vue Lunabong (6b), Nécronomicon (6b/c) et consacrent ainsi l'avènement du libre dans les gorges, jusqu'alors péniblement défendu par Jean-Claude Droyer : "Avant, j'étais considéré avec un petit côté rigolo, folklorique, par les marseillais. L'arrivée des anglais les amis en face des réalités" (5). Ou encore Jacques Perrier : "L'avènement du libre s'est déroulé pendant le rassemblement des anglais ; nous nous sommes alors aperçus que nous ne savions pas grimper ! On avait l'impression de voir des martiens" (6). En légitimant la démarche libériste de Jean-Claude Droyer ou encore Christian Guyomar, l'influence de Livesey fut déterminante en France.
Au début des années 80, Livesey abandonne peu à peu l'escalade où il se sentait dépassé, pour se consacrer à la course d'orientation où il excellera. Livesey : "La première fois que j'ai grimpé avec Ron, j'ai su qu'il était meilleur que moi. Le problème était qu'il ne s'en rend pas compte" (7). Fawcett aura fini par s'en apercevoir. Mais, même dépassé par l'élève, le maître un maître.
Merci à Jean-Claude Droyer et Dominique Marchal.
(1) Mauvaise météo oblige, l'Angleterre est un pays précurseur dans la construction de SAE, notamment dans les universités, dès le milieu des années 70.
(2) Livesey écrit que « des fissures de niveau 5 y furent gravies avant 1900 et sans aucune protection » in Le Pays des Lacs. Terrain de jeu privilégié des grimpeurs anglais », in La Montagne et Alpinisme n°4, 1978).
(3) Quand c'était nécessaire, Livesey n'hésitait pas pour autant à s'engager, loin au-dessus de la dernière protection.
(4) Chris Bonnington, Deux siècles d'histoire de l'alpinisme, Editions Delachaux et Niestlé, 1992.
(5) In Le Floc'h J.L, « Délirant, vertical, libre, Le Verdon, un paradis gazeux », Alpinisme & Randonnée, n*9 1979, p.35.
(6) Les dieux du stade », Vertical n° 18, octobre/décembre
1988, p.42.
(7) Chris Bonnington, option citée.
Texte : Florent Wolff
Cet article a été initialement publié dans le magazine EscaladeMag. Après 8 ans et 60 numéros, le magazine gratuit distribué en salle a arrêté sa publication en 2013. Un grand merci à son auteur, Florent Wolff, de nous autoriser à le publier sur Vertige Media.