Agressions sexuelles : le calvaire d'une grimpeuse de l'équipe de France face à la FFME
- Matthieu Amaré
- il y a 27 minutes
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Quelques heures après l’annonce publique de la démission d’Alain Carrière, une grimpeuse de l’équipe de France alertait l’ensemble des membres de la FFME sur la manière « problématique » dont la fédération avait traité son cas. Un cas d’agression sexuelle dont elle aurait été victime de la part d'un autre membre de l’équipe nationale, lors d’une étape de Coupe du monde. Vertige Media a recueilli son témoignage avant de confronter le président de la FFME. Voici le compte rendu de nos informations exclusives.

Fin d'année étrange pour la Fédération française de la montagne et de l'escalade (FFME). Le 6 décembre dernier, son président, Alain Carrière, annonçait sa démission. Le soir même, un email explosif tombait dans les boîtes de réception de l’ensemble des membres de la fédération. L’objet ? Limpide : « Agressions sexuelles en équipe de France ». L’autrice, nous l'appellerons Emma*, est une grimpeuse de l’équipe de France. Dans son courriel, elle confie avoir été victime d'agressions sexuelles subies lors d'une étape de Coupe du monde et dénonce la manière dont les instances disciplinaires de la fédération ont géré son cas. Du signalement de l’agression au procureur de la République jusqu’aux deux commissions de discipline qui se sont succédé, en passant par des pensées obsédantes et des menaces de mort, plus de six mois se sont écoulés sans qu’Emma n’ait eu la sensation d’être protégée par sa fédération. Vertige Media a recueilli son témoignage, puis a confronté le président de la FFME, Alain Carrière. Les faits et leurs commentaires révèlent une affaire qui interroge le système fédéral de l’escalade française sur le traitement des violences et harcèlement sexistes et sexuels.
Colère, rêve olympique et nuit noire
Il est presque 23h lorsque l’ensemble des personnes qui possèdent un alias @ffme.fr dans leur adresse email reçoivent un long message d'Emma, grimpeuse membre de l’équipe de France d’escalade. Dans le courriel, que Vertige Media s’est procuré, celle-ci indique avoir déposé plainte pour agression sexuelle contre un autre membre de l’équipe de France. Elle indique aussi qu’elle ne compte pas traiter de la personne mise en cause, mais « de la manière dont les instances disciplinaires de la fédération gèrent, à ce jour, cette problématique ». Aussi, sur plusieurs paragraphes, Emma qui se dit « profondément en colère » accuse sa fédération de ne pas avoir pris les mesures de protection et de sécurité adéquates, pour elle et pour les autres. Et pointe directement Alain Carrière, le président de la FFME, comme principal responsable. Plus loin, la plaignante confiera le calvaire qu’elle vit depuis plusieurs mois entre insomnies, blessures et anxiété. Des mois au cours desquels elle a « supplié » un président de fédération d’agir en réaction à une situation qu’elle juge aujourd’hui « impensable ».
Comme beaucoup de sportives de haut niveau, Emma a commencé l'escalade très jeune. Les entraînements, l’abnégation et un certain talent lui ouvrent les portes du Pôle France, puis de l’équipe de France jeunes et enfin, seniors. La jeune grimpeuse accède à quelques finales, des podiums et rêve alors des Jeux olympiques de Los Angeles 2028. Nous sommes à l’été 2024. Les JO de Paris s'apprêtent à lever le rideau sur un mois de compétitions exceptionnel. Emma se plaît bien en équipe de France. Quand elle se rend au nouveau rassemblement pour lequel elle est convoquée, elle trouve l’ambiance « chouette ». Elle aime la compétition et cette vie qui lui offre un statut aménagé vis-à-vis de ses études supérieures. La jeune femme est alors à des lieues d’imaginer qu’un événement va brutalement changer le cours de sa vie.
« Quand je me réveille, c’est comme quand quelqu’un t’a tapé sur l’épaule. Tu sais que t’as été réveillé parce qu’on t’a tapé sur l’épaule, mais tu n’as pas vraiment vu la personne le faire »
Emma, grimpeuse de l’équipe de France
C’est désormais au téléphone qu’elle raconte à Vertige Media les événements qui la conduiront, six mois après, à alerter ses instances fédérales. Cet été 2024, lors de la nuit qui sépare les deux jours de compétition de cette étape de Coupe du monde, au sein même de l’hôtel que la FFME a réservé pour ses athlètes, Emma est victime d’attouchements de la part de son agresseur présumé qui à plusieurs reprises, ne tient pas compte de son non-consentement. Ce n'est pas la première fois qu'elle se retrouve agressée par la même personne. En 2023 déjà, ce dernier avait tenté d'abuser d'elle dans son sommeil. « Quand je me réveille, c’est comme quand quelqu’un t’a tapé sur l’épaule, confie-t-elle au bout du fil. Tu sais que t’as été réveillé parce qu’on t’a tapé sur l’épaule, mais tu n’as pas vraiment vu la personne le faire. » Cet épisode n’est pas le premier à constituer, de sa part, une forme de violences et harcèlement sexistes et sexuels (VHSS). En plus d'abus subis pendant son sommeil, la grimpeuse confie des agissements répétés et même des aveux du mis en cause qui aurait reconnu « avoir eu un comportement insistant ». « Sauf que cette insistance est caractérisée par des attouchements et qu'elle est violente, contraignante et menaçante, plaque Emma. Il a dépassé la limite. La limite étant mon consentement. »
Mais cette nuit, la jeune femme sait que ce qu’il s’est passé est plus grave. Pourtant, pendant les semaines qui suivent, elle reste mutique. Ce sera l’affaire des viols de Mazan, prépondérante dans l’actualité de la fin d’année 2024, qui va provoquer des pensées obsessives chez Emma. « La radio, la télé, Instagram, tout me ramenait à ça, explique-t-elle. Ça devenait hyper anxiogène. » L’athlète contient son stress encore quelques mois puis, en mai 2025, décide de parler de l’incident à son entraîneur qui fait lui-même aussitôt remonter l’information à son Directeur Technique National (DTN). En vertu de l’article 40 du code de procédure pénale, ce dernier – agent public – a l’obligation d’en informer le procureur de la République. Le signalement est effectué, la justice est saisie. Entre-temps, Emma reçoit encore des messages de la part de son agresseur présumé. Il sait qu’elle s’est confiée. Et, un jour, parmi les nombreux échanges dont Emma accuse réception, il y a une phrase qui, pour la première fois, lui fait peur.
Les ombres du président
« Je suis fatigué d'essayer, je vais te faire disparaître. Je te hais de toutes les cellules de mon corps. » Les termes ont beau être placés au milieu d’un long texte, cela ne change rien pour Emma : c’est une menace de mort. Au moment du signalement, elle est prise en charge par la référente VHSS de la fédération, un accompagnement qu’elle juge aujourd’hui encore « exemplaire ». À l'été 2025, Emma dépose plainte auprès d’un commissariat de police. Parallèlement, c’est désormais au tour d’Alain Carrière de prendre ses responsabilités. Après avoir consulté en premier lieu le président du comité de déontologie de la fédération – un ancien magistrat –, le président de la FFME décide alors de saisir la commission de discipline de première instance. Contacté par Vertige Media, l’intéressé confirme : « Dès qu'on a eu connaissance des faits, le DTN a fait un signalement. On a été suivi, accompagné, conseillé par le ministère et par notre conseil juridique ».
« Je me suis retrouvée à supplier un président de fédération »
Emma, grimpeuse de l’équipe de France
La commission rend sa décision le 29 août 2025 en déclarant qu’elle n’est pas compétente pour se prononcer. Motif : « Les faits, alors même qu'ils ont eu lieu durant une nuit entre deux journées de compétition, concernent la sphère strictement privée ». Emma est abasourdie. « C’est du grand n’importe quoi, s’insurge-t-elle encore aujourd’hui. C’est comme s’ils avaient dit : “Ce qui se passe la nuit ne nous regarde pas”. Donc le soleil se couche et cela devient une zone de non-droit ? » Quelques semaines plus tard, son avocat découvre autre chose. La décision cite l'article 2 du règlement disciplinaire de la FFME, mais s'arrête juste avant un paragraphe essentiel. Celui-ci précise que les organes disciplinaires sont compétents « en cas d'atteintes à la charte d'éthique et de déontologie (...) et de violences ou d'atteintes sexuelles et/ou psychologiques, et ce, y compris si les faits reprochés à l'intéressé ont eu lieu localement, dans le contexte de l'activité d'une association affiliée ». Dans son verdict, le paragraphe qui traite explicitement des VHSS a été omis par la commission. Comment l’expliquer ?
Au téléphone, Alain Carrière admet d’abord : « Je ne m’explique pas la décision, j’ai été très étonné ». Le président de la FFME raconte dans la foulée que c’est la raison pour laquelle il fera appel, après un temps de réflexion où il consultera le ministère des Sports, le DTN et la DG de la fédération, leur conseil juridique ainsi que d’autres fédérations. Seulement, Emma dément. Selon la plaignante, Alain Carrière lui dit d’abord qu’il est « embêté », qu’il n’est pas certain de faire appel mais qu’il lui promet de la prévenir au bout de quelques jours de réflexion. Après moins d'une semaine, il la rappelle. « Il m'explique que d'après les différents conseils qu'il a eus, un appel a peu de chances de fonctionner et que du coup il ne le fera pas », raconte Emma. C’est un choc. Accompagnée de sa mère, la jeune femme se retrouve en détresse. Cette détresse, elle la transmet à sa référente VHSS, à son coach, au DTN… Elle insiste également auprès d’Alain Carrière. « Je me suis retrouvée à supplier un président de fédération, poursuit-elle. J’étais en colère, en pleurs. » Alors qu’elle est aux abois, elle ne comprend pas les réactions de son interlocuteur, et lui reproche un manque d’empathie. « Quand je lui ai dit que ne pas prendre mon parti, c’est prendre le parti de l’agresseur, il m’a juste répondu : “Agresseur présumé”. Même si c’est vrai juridiquement, ce n’est pas quelque chose que tu réponds à quelqu’un qui a déposé plainte. »
De son côté, Alain Carrière évoque une personne « extrêmement perturbée » par ce qui lui arrive et explique ce décalage par « une histoire de perceptions ». Néanmoins, le président de la FFME tient à se reprendre en précisant qu’« en effet, il y a eu une phase dans laquelle, au départ, il ne pensait pas faire appel ». Puis, le président parle d’une phase de réflexion. Et cinq jours après son refus initial, Alain Carrière change d’avis. In extremis, celui-ci saisit la commission d’appel. Pour expliquer ce revirement, le responsable parle de « consultations ». Emma, elle, a une autre théorie : « Je pense qu’il a eu peur des conséquences. Si une décision de justice ne va pas dans son sens et qu'il n'a pas fait appel, on pourra le lui reprocher ».
L’appel du vide
Quoi qu’il en soit, la commission d’appel se réunit assez rapidement, en octobre 2025, après avoir jugé recevable la demande du président de la FFME. C’est un autre collège que celui formé en première instance qui se réunit ce jour-là et qui, le 17 octobre, revient d'abord sur la décision de la première instance et déclare que le conseil fédéral est cette fois-ci « compétent pour se prononcer ». Plus loin, il constate aussi « qu’aucun élément ne permet d’établir que X** aurait outrepassé le consentement de Madame X** ». C’est un autre coup dur pour Emma. D’autant que la plaignante avait cette fois-ci apporté « les témoignages d’autres personnes qui appuyaient fortement [ses] propos » ainsi que les messages de harcèlement et la menace de mort. Dans l’email envoyé aux membres de la fédération, elle commente : « J’ignore quels éléments permettraient, dans ce genre d’affaires, de prouver mon consentement (...) Mais évidemment, je n’ai pas de vidéo de lui en train d’abuser de moi dans mon sommeil ». Quand on lui demande ce qu’il pense de la décision rendue par la commission d’appel, Alain Carrière répond ne « pas vouloir commenter les décisions de justice » (même si les décisions de commissions disciplinaires ne peuvent pas être considérées comme des décisions de justice puisque ce ne sont pas des juridictions, ndlr). Il déclare aussi ne jamais avoir lu les messages de harcèlement et la menace de mort. « Je sais que ces éléments ont été transmis à ces commissions qui, je le précise, sont indépendantes, souligne Alain Carrière. Si j’ai accès au signalement initial, je ne peux pas avoir accès à l’ensemble des éléments qui sont protégés par le secret de l’instruction. »
« Au bout du compte, je pense ne pas avoir fait d’erreurs »
Alain Carrière
La décision de la commission d’appel vient mettre un terme à la procédure fédérale. Pour Emma, les recours n’existent plus. L’agresseur présumé ne sera donc pas sanctionné par la FFME. Il continuera à être financé par la fédération et à participer aux rassemblements de l’équipe de France. C’est un autre reproche qu’Emma adresse au président de la fédération. Ce dernier, en vertu de l’article 12 du règlement disciplinaire de la FFME, aurait pu prendre une mesure conservatoire contre le mis en cause. Comprendre : le suspendre provisoirement, l’éloigner, lui interdire de participer au rassemblement etc. Alain Carrière n’a jamais pensé utiliser ce pouvoir. « J’ai pensé qu’il n’y avait pas de raisons de le faire, assure-t-il au téléphone. Le DTN m’avait confié que des mesures avaient été prises par le pôle et les entraîneurs pour qu’Emma et son agresseur présumé ne se croisent pas. J’ai fait confiance à mes équipes. » Des sources internes à la FFME ont confirmé à Vertige Media avoir effectivement pensé et pris de telles mesures. Toutefois, Emma estime de son côté que c’est elle qui s’est mise « plusieurs fois en retrait sans que son encadrement ne le lui demande ». Si elle pense être la principale lésée par la situation d’éloignement, elle assure surtout que la fédération contrevient à son devoir de protection vis-à-vis des autres membres de l’équipe de France. « Au regard de la plainte, on peut vraisemblablement s’interroger sur les menaces qui pèsent sur la sécurité des autres athlètes », précise-t-elle. De son côté, le président réplique : « Si on arrêtait de sélectionner en équipe de France la personne qu'elle dénonce, il pourrait aussi porter plainte » (une mesure conservatoire est pourtant une mesure de protection, pas une sanction, ndlr). Calcul juridique, volonté de protéger l'institution ou absence d’empathie ?
« Moi aussi »
Au-delà des conjectures, une chose est sûre : pendant six mois, Emma tient à grands renforts d’antidépresseurs, de somnifères et de Xanax. Elle confie que l’anxiété, couplée au manque de sommeil, la rend extrêmement sujette aux blessures. Tendinopathies, zona, mal de dos. Hier encore, elle confie s’être fait un nouveau lumbago. « Mon rêve olympique s’éloigne à chaque nouvelle insomnie, à chaque nouvelle blessure », assène-t-elle. Emma ne décrit pas autre chose qu’un sentiment d’abandon. « À part quelques personnes que je remercie encore, j’ai été très seule, poursuit la grimpeuse internationale. Des dizaines de messages sont restés sans réponse. » Parfois, la situation tourne, selon elle, à l'absurde. « La campagne de prévention contre les VHSS que la fédération a diffusée sur ses réseaux sociaux début octobre m’a rendu malade », affirme-t-elle. Le président de la FFME s’en défend. Selon lui, sa fédération est exemplaire sur les VHSS, en témoignent les mentions qu’elle aurait obtenues de la part du ministère des Sports. Alain Carrière invoque à nouveau « une affaire de perceptions ». Il certifie que le cas d’Emma a été traité chaque semaine par ses soins avec son DTN et ses équipes. « Et ça, elle ne l’a pas perçu, continue-t-il. Elle a même perçu ça comme un manque d’intérêt. Des nouvelles d’Emma, j’en avais de façon indirecte. C’est vrai que je n’en ai pas prises en direct quand elle n’était pas bien. Mais moi, je ne suis pas psychologue ». Au bout du compte, le président de la FFME confie « qu’il pense avoir été bien conseillé et ne pense pas avoir fait d’erreur. » Emma, quant à elle, n’en démord pas : Alain Carrière a fui ses responsabilités. « Je ne dis pas qu’il est responsable parce que c’est de sa faute, précise la jeune femme. Je dis qu’il est responsable parce qu’il en a le statut. Et la manière dont j'ai dû me battre contre lui, ce n’est vraiment pas normal. »
« C’est beaucoup plus facile pour moi de témoigner maintenant parce que ça a été beaucoup plus dur pour d’autres avant. Et si d’une manière ou d’une autre, je peux rendre ça plus facile pour celles qui le feront après, alors, c’est bien »
Emma, grimpeuse plaignante de l’équipe de France
Aujourd’hui, si Emma témoigne, c’est parce qu’après un an et demi de calvaire, elle est arrivée au bout d’une réflexion : « Je me suis dit que ça ne servait à rien que je passe par là si les autres devaient passer par là aussi ». Elle poursuit : « En tant que femme, et en ayant grandi dans les années 2000-2010, je fais partie d’une génération qui a quand même été très sensibilisée à ces questions. C’est beaucoup plus facile pour nous de parler de violences sexistes et sexuelles parce que d’autres ont parlé avant. Autrement dit, c’est beaucoup plus facile pour moi de témoigner maintenant parce que ça a été beaucoup plus dur pour d’autres avant. Et si d’une manière ou d’une autre, je peux rendre ça plus facile pour celles qui le feront après, alors, c’est bien. »
Emma aura mis deux mois à écrire son email adressé à la FFME. La jeune femme témoigne aujourd'hui du soutien qu'elle a reçu, « qui [la] fait sentir beaucoup moins seule ». « Du coup, ça me donne aussi plus de force, poursuit-elle. Au départ de cette histoire, je me disais que ce serait juste impossible de continuer ma carrière sportive. Aujourd'hui, je me dis que c'est possible. » La grimpeuse de l'équipe de France a décidé de briser le silence d’une affaire qui n’était connue que d’une petite poignée de personnes à la Fédération française de la montagne et de l’escalade. Au début de ce mois de décembre, la donne a désormais changé, quelques moments après que l’institution a annoncé publiquement la démission d’Alain Carrière, son président depuis 2016. La fédération le certifie : il s’agit d’une simple coïncidence. *Le prénom a été changé.
**Ces désignations ont été faites pour respecter l'anonymat.














