top of page

Cuba : quand l’escalade était considérée comme un « danger pour l’État »

Sous nos latitudes, l’escalade est un sport, un loisir, un prétexte pour retrouver des ami·es. À Cuba, pendant des années, grimper sur le calcaire de l’ouest du pays pouvait vous faire basculer dans une catégorie juridique très particulière, une sorte de fourre-tout qui désigne ce que le pouvoir estime dangereux pour l’ordre révolutionnaire. Histoire d’un paradis de grimpe placé, longtemps, sous haute suspicion politique.


Escalade Cuba
(CC) JF Martin / Unspash

Imaginez un petit village agricole au bout d’une route cubaine, à trois heures de La Havane. Autour, des collines aux sommets arrondis, comme des pains de sucre géants posés au milieu des champs de tabac : ce sont les « mogotes » de la vallée de Viñales, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. Pour n’importe quel·le grimpeur·euse venu·e de France, le décor ressemble à un rêve : tufas parfaites, stalactites, ambiance tropicale, accueil chez l’habitant. Ce rêve, pendant deux décennies, a pourtant eu un arrière-goût de clandestinité. À partir des années 2000, l’État cubain classe l’escalade dans la catégorie de la « peligrosidad », notion floue du droit pénal qui permet de sanctionner des comportements jugés potentiellement dangereux pour l’État, même sans infraction précise. En 2012, un édit jamais vraiment publié ferme presque tous les accès aux montagnes de l’ouest, Viñales compris. L’escalade devient officiellement indésirable, tolérée à moitié pour les touristes, plutôt risquée pour les Cubain·es.


Fidel Climber


Pour comprendre pourquoi un sport aussi peu subversif que l’escalade a pu devenir suspect, il faut se souvenir d’un détail que l’on oublie facilement depuis la France : à Cuba, les montagnes ne sont pas qu’un décor de carte postale. La révolution castriste est née dans la Sierra Maestra, à l’est du pays, où Fidel Castro et ses compagnons organisent la guérilla contre la dictature de Batista dans les années 1950. D’autres foyers armés, dans le massif de l’Escambray au centre de l’île, continuent à se battre contre le nouveau pouvoir dans les années 1960. Les reliefs sont, très littéralement, des refuges de rebelles.


Dans ce contexte historique, les hauteurs restent longtemps associées à l’idée d’insoumission. Le régime se méfie de tout ce qui ressemble à un groupe qui s’organise en dehors des structures officielles, surtout dans des zones isolées. Qu’il s’agisse de spéléologie, de randonnée ou d’escalade, toute activité de plein air un tant soit peu autonome dans ces espaces devient un objet de suspicion. C’est dans cette matrice politique que va naître, presque par accident, une petite scène d’escalade sportive cubaine.


Cette histoire révolutionnaire ne reste pas cantonnée aux manuels : elle irrigue la manière dont l’État pense physiquement ses reliefs. Les montagnes sont quadrillées par la défense civile, certaines grottes sont intégrées à des plans d’évacuation ou de repli, les excursions « officielles » passent par des agences contrôlées, jamais par des groupes qui s’auto-organisent. Dans l’imaginaire du pouvoir, une colline est soit un décor pédagogique pour forger des citoyen·nes modèles, soit un espace stratégique à surveiller, mais en aucun cas un terrain de jeu où des inconnu·es, Cubain·es et touristes mélangé·es, se retrouvent entre eux « juste » pour grimper.


Viñales, le paradis vertical


L’escalade contemporaine à Cuba apparaît au début des années 1990 autour d’une petite falaise près de La Havane, quand un groupe de spéléologues commence à expérimenter la pose d’ancrages sur du rocher, loin des circuits sportifs officiels. Les prises sont taillées, les méthodes artisanales, mais la logique est là : sortir des grottes, aller voir ce qui se passe sur les parois. Des années plus tard, les grimpeur·euses interrogé·es par la presse spécialisée évoquent ce « parque del Buró », aux portes de la capitale, comme le premier terrain de jeu vertical de la communauté.


Escalade Cuba Vinales
(CC) Carlos Torres / Unspash

Très vite, pourtant, le centre de gravité se déplace vers l’ouest. La vallée de Viñales, à environ 180 kilomètres de La Havane, concentre tout ce qui fait fantasmer un·e grimpeur·euse européen·ne : un calcaire sculpté, des grottes géantes, des murs déversants hérissés de stalactites, le tout posé au-dessus de petites maisons aux toits de palme et de champs où l’on cultive le tabac des cigares. Le topo anglophone Cuba Climbing, publié en 2009, décrit le secteur comme l’un des plus beaux potentiels d’escalade sportive au monde, avec plusieurs centaines de voies, du 5 au 8, sur des « mogotes » qui peuvent atteindre près de 300 mètres de haut.


Dans la foulée, Viñales devient un village de montagne… sans montagne au sens alpin du terme, mais avec une identité résolument tournée vers ce tourisme d’aventure. Des centaines de familles transforment une chambre en « casa particular », sorte de chambre d’hôte cubaine, pour accueillir grimpeur·euses, randonneur·euses, cyclistes. À l’échelle locale, ces séjours constituent une bouffée d’oxygène économique dans un pays où le salaire moyen reste de l’ordre de quelques dizaines de dollars par mois.


No grimparan


C’est précisément au moment où l’escalade commence à prendre de l’ampleur que le pouvoir décide de resserrer la vis. Selon une enquête du New York Times reprise par le China Daily, l’État cubain classe en 2003 l’escalade dans la catégorie de la « peligrosidad » : un concept juridique qui permet de sanctionner des comportements considérés comme « dangereux pour l’État », même en l’absence d’acte précis. Concrètement, grimper devient un facteur aggravant passible, sur le papier, de peines de prison.


Le média Martí Noticias, très suivi dans la diaspora cubaine, résume la situation en 2012 dans un article au titre sans ambiguïté : « Le gouvernement a également interdit l'escalade des montagnes ». Le texte raconte comment le montagnisme à Viñales, qui était devenu un petit paradis pour les grimpeur·euses venu·es d’Europe, du Canada ou des États-Unis, est désormais « hors la loi » pour les Cubain·es. Il précise que la justification officielle avancée en 2003 est justement cette fameuse « peligrosidad », vague manière de dire que l’activité est dangereuse pour l’État, et donc théoriquement punissable de prison.


Ce qui est frappant, c’est l’asymétrie assumée : la prohibition n’est jamais annoncée en grande pompe dans les médias d’État, et elle n’est quasiment jamais appliquée aux touristes. Elle vise d’abord les Cubain·es qui s’aventurent sur leurs falaises. La règle implicite semble être la suivante : tant que la grimpe reste un exotisme pour étrangers, l’État ferme un œil ; dès qu’elle devient une pratique locale autonome, elle est rappelée à l’ordre politique.


En janvier 2012, la tension monte d’un cran. L’ONG Access Fund, qui milite pour l’accès aux sites naturels aux États-Unis, relaie une alerte de sa cousine latino-américaine Acceso PanAm : un édit du gouvernement cubain vient de fermer presque tous les accès aux montagnes de l’ouest de l’île, pas seulement aux grimpeur·euses, mais à l’ensemble des visiteur·euses, des spéléologues aux amateur·rices d’oiseaux. Desnivel, média espagnol spécialisé montagne, détaille le dispositif : à Viñales, où se trouvent environ 80 % des voies ouvertes, l’accès est désormais limité à quelques sentiers « autorisés » et uniquement en compagnie de guides officiels, des itinéraires qui ne mènent pas aux falaises d’escalade.


Point important : personne, sur place, ne semble avoir vu le texte exact de cette réglementation. Les gardes du Parc national appliquent des consignes, ferment des chemins, expulsent des grimpeur·euses, confisquent parfois des topos, mais sont incapables de s'appuyer sur une loi ou un décret numéroté. Même les responsables locaux interrogés par Acceso PanAm reconnaissent ne pas connaître les sanctions théoriques encourues. Tout se joue dans la zone grise du « on nous l’a demandé ». Dans ce flou, la répression reste en grande partie informelle : on menace, on dissuade, on verbalise parfois, mais on ne voit pas apparaître de série de procès publics contre des grimpeur·ses.


L’un des symboles de cette crispation est l’interdiction du topo Cuba Climbing. Martí Noticias explique que les autorités en proscrivent l’usage à Viñales au motif que ses auteurs « ne vivent pas sur l’île ». L’article cite le témoignage d’un grimpeur allemand venu passer trois semaines à Viñales, qui décrit le sentiment d’être revenu en Allemagne de l’Est avant la chute du Mur, avec des règles absurdes et changeantes qui transforment chaque sortie en négociation avec les autorités.


De la zone grise à la semi-légalisation


Malgré ce contexte, les années 2010 ne sont pas un long tunnel répressif. À partir du milieu de la décennie, les témoignages de voyage changent de tonalité : les contrôles semblent moins fréquents, les rangers ferment parfois les yeux sur les cordes qui dépassent des sacs, et l’on recommence à voir des agences de voyage proposer ouvertement des séjours grimpe à Viñales. En 2018, un article de National Geographic présente même la vallée comme une destination de grimpe « incroyable », sans s’attarder sur l’aspect juridique, tout en reconnaissant que des organisations militantes ont dû batailler pour maintenir l’accès.


Le vrai tournant, cependant, se joue côté cubain. En 2006 naît Skala+, une école d’escalade fondée par Jorge Luis Piñero, surnommé « Gato », avec l’idée de structurer la pratique, former des grimpeuses et grimpeurs, et promouvoir une culture de sécurité. Pendant des années, Skala+ fonctionne dans cette zone grise, en organisant cours, sorties et festivals sans reconnaissance pleine et entière. Des articles de presse et des sites de voyage décrivant Skala+ expliquent que le projet travaille avec des enfants et des jeunes dans plusieurs provinces, ouvre des secteurs, et vit largement de l’aide matérielle venue de l’étranger.


En 2023-2024, un pas symbolique est franchi avec la création du « Groupe de travail pour le développement de l’escalade à Cuba » (GTDEC). L’article de Desnivel consacré à l’ONG Climbing for a Reason, qui a choisi Cuba comme nouveau terrain de projet, rappelle que « le sport a été pendant de longues années illégal et interdit pour les Cubain·es » et explique que, depuis un an, un processus de légalisation est en cours grâce au travail de ce groupe et des grimpeur·euses locaux·ales, qui ont obtenu un début de soutien institutionnel. L’escalade n’est toujours pas reconnue légalement comme sport officiel, précise le texte, mais la situation progresse « pas à pas ».


Cette normalisation progressive a aussi un visage très concret : le projet de Climbing for a Reason dans la région de Holguín, à l’est du pays. L’ONG y équipe de nouvelles falaises, rééquipe d’anciennes voies, aide à construire un mur d’escalade et organise des formations pour les jeunes de la communauté. L’idée n’est pas seulement sportive : il s’agit d’installer l’escalade comme moteur de développement local, avec une économie de l’accueil, des guides, des hébergements, tout en rassurant une communauté internationale encore marquée par les histoires d’interdiction des années 2000-2010.


Festival escalade sportive Cuba
Affiche du Festival international d'escalade sportive © Cartel

La meilleure preuve que l’escalade n’est plus traitée comme une quasi-activité subversive, c’est peut-être ce qui se passe aujourd’hui… à Viñales même. En février et mars 2024, le quotidien cubain Tribuna de La Habana consacre deux articles au 19ᵉ Festival international d’escalade sportive : l’un pour annoncer l’événement, l’autre pour en détailler les résultats. Le festival se déroule dans le Parc national de Viñales, avec compétitions en format « flash contest », ateliers sécurité, sessions de grimpe libre, soirées festives, et réunit plus de 200 personnes, Cubain·es et étranger·es. Dans ces papiers, l’escalade est présentée sans ambiguïté comme un « sport », un « mode de vie » et une « forme de tourisme alternatif ». Skala+ est mentionnée comme école de référence, qui organise des cours gratuits pour les enfants avec des instructeur·rices certifié·es et des équipeur·euses expérimenté·es. Surtout, la journaliste souligne la présence d’un représentant de l'Institut national des sports, de l'éducation physique et des loisirs de Cuba (INDER), venu évaluer le festival, la sécurité, la professionnalisme des athlètes et les perspectives de création d’un groupe de développement dédié à cette discipline. On est loin de la « peligrosidad » : l’escalade devient un dossier parmi d’autres dans la politique sportive d’un État qui a besoin de renouveler son image.


Si l’on regarde la situation aujourd’hui, l’histoire est en train de se réécrire sous nos yeux. L’escalade n’est pas encore pleinement reconnue comme sport officiel à Cuba, mais elle sort de la clandestinité : festivals médiatisés par la presse publique, création d’un groupe de travail dédié, projets internationaux à Holguín, soutien affiché à des écoles comme Skala+. Pour les grimpeuses et grimpeurs cubain·es, c’est à la fois une victoire et un point de départ. Pour nous, qui grimpons tranquillement en salle à Ivry ou en couenne à Buoux, c’est aussi un rappel important : clipper une dégaine n'est jamais un geste complètement neutre.

Avez-vous remarqué ?

Vous avez pu lire cet article en entier sans paywall

Chez Vertige Media, articles, vidéos et newsletter restent en accès libre. Pourquoi ? Pour permettre à tout le monde de s’informer sur le monde de la grimpe — ses enjeux sociaux, culturels, politiques — et de se forger un avis éclairé, sans laisser personne au pied de la voie.

 

Avec le Club Vertige, nous lançons notre première campagne de dons. Objectif : 500 donateur·ices fondateur·ices pour sécuriser l’équipe, enquêter plus, filmer mieux — et réduire notre dépendance aux revenus publicitaires.

 

👉 Rejoignez le Club Vertige dès aujourd’hui et prenez part à l'aventure la plus cool de la presse outdoor.

Je soutiens.png

PLUS DE GRIMPE

bottom of page