Affaire Barrett : la justice face aux violences en montagne
- Pierre-Gaël Pasquiou
- il y a 18 minutes
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La Cour d’appel fédérale vient de confirmer la condamnation à perpétuité du grimpeur américain Charles Barrett pour viol à Yosemite. Au-delà du soulagement pour les victimes, cette décision met à nu un angle mort persistant du milieu outdoor : l’incapacité structurelle à nommer, compter et prévenir les violences sexistes et sexuelles au cœur même de ces espaces que l’on vend comme des refuges de liberté.

En juin 2024, Vertige Media racontait la condamnation à perpétuité de Charles Barrett, grimpeur californien respecté, pour un viol commis dans le parc national de Yosemite, en Californie. Le dossier paraissait alors presque clos : un jury fédéral l’avait déclaré coupable de deux chefs d’« aggravated sexual abuse » et d’un chef d’« abusive sexual contact », l’équivalent de viols aggravés et d’agressions sexuelles dans le droit fédéral américain, pour des faits commis en août 2016, et un juge avait prononcé la peine maximale. Mais dans les interstices de cette affaire, on voyait déjà autre chose qu’un « fait divers » : un schéma de prédation installé dans la durée, alimenté par le silence d’une communauté qui se raconte encore volontiers que « la montagne, c’est sain par nature ». L’appel de Barrett aurait pu rouvrir la porte à ce récit commode. Il n’en a rien été.
Le 8 décembre 2025, la Cour d’appel du Neuvième Circuit – l’une des treize Cours d’appel fédérales des États-Unis, compétente notamment pour la Californie – a confirmé à la fois la culpabilité et la peine de perpétuité. Dans un mémoire, les juges estiment en substance que le jury avait toute légitimité pour croire la victime et que la sévérité de la peine est justifiée au regard du passé de violences de Barrett. Sur le papier, c’est un arrêt parmi d’autres. Pour les victimes, c’est une ligne de fracture très nette entre un avant et un après. Et pour le milieu de l’escalade, c’est un miroir tendu : quand la justice accepte enfin de voir un système de violence, que font les institutions de la montagne, en France comme ailleurs ?
Sac à dos émotionnel
Sur le plan juridique, la décision du Neuvième Circuit est presque sèche. La Cour confirme le verdict rendu en février 2024 par un jury fédéral de Sacramento, qui avait jugé Barrett coupable de deux viols aggravés et d’une agression sexuelle sur un week-end de randonnée à Yosemite, alors qu’il vivait et travaillait dans le parc. Elle confirme aussi la peine prononcée le 4 juin 2024 par le juge fédéral John A. Mendez : la réclusion à perpétuité, sans perspective réaliste de libération anticipée dans le système pénal fédéral américain, où la « life sentence » signifie, en pratique, finir sa vie en prison.
Les avocat·es de Barrett avaient tenté de renverser la table en rejouant les classiques des affaires de violences sexuelles : insister sur l’absence de témoins directs, présenter l’affaire comme un « parole contre parole », mettre en avant l’alcoolisation de leur client au moment des faits pour contester l’intention criminelle. L’argumentation a été balayée. Les juges rappellent un principe simple du droit américain – mais qui fera écho à des débats bien connus en France : le témoignage non corroboré d’une seule victime peut suffire, s’il est jugé crédible, à emporter la conviction d’un jury.
Ce vocabulaire judiciaire très technique, pour les victimes, se traduit en émotions brutes. La principale plaignante, identifiée sous les initiales K.G., raconte à la journaliste Annette McGivney, dans Outside, avoir vécu ces dix-huit mois d’appel avec une peur panique : celle de voir tout le dossier s’effondrer après des années d’efforts, celle de devoir envisager concrètement de changer de pays si Barrett était libéré. D’autres femmes, agressées par lui des années plus tôt, décrivent un sentiment plus diffus, mais tout aussi lourd : l’impression de porter depuis longtemps un sac à dos émotionnel dont elles ne pouvaient se débarrasser.
La confirmation de la perpétuité ne referme pas ces blessures. Le droit pénal – aux États-Unis comme en France – ne « répare » pas un viol. Mais il peut, au moins, neutraliser la menace. En entérinant le fait que Barrett passera le reste de sa vie dans un pénitencier fédéral de haute sécurité, l’arrêt crée pour ses victimes une forme de sécurité minimale : l’assurance qu’elles n’auront pas à croiser, un jour, l’homme qui les a traumatisées.
Prédateur en chaussons
L’arrêt d’appel ne parle pas seulement d’un crime commis un soir d’août 2016. Il entérine l’existence d’un véritable schéma de violence. Selon le mémorandum de la procureure et les enquêtes de presse, au moins neuf ordonnances de protection – l’équivalent des ordonnances de protection ou des interdictions d’entrer en contact que l’on connaît en droit français – ont été rendues contre Barrett en quatorze ans, pour des faits impliquant au moins six femmes différentes : harcèlement, menaces, violences physiques.
À Yosemite, en 2016, K.G., 19 ans, le rencontre via Instagram. Il lui propose des conseils pour son week-end de randonnée, puis l’invite à le rejoindre pour observer une pluie d’étoiles. Elle pense retrouver un groupe d’ami·es. Il l’emmène dans une zone boisée isolée, la plaque au sol, l’étrangle et la viole, avant de recommencer le lendemain dans les douches réservées au personnel. C’est pour ces faits qu’il est jugé au niveau fédéral : parce qu’ils ont eu lieu sur le territoire d’un parc national, donc sur sol fédéral, ce qui donne compétence aux juridictions de l’État fédéral plutôt qu’aux tribunaux de l’État de Californie.
Mais ce week-end-là n’est qu’un épisode d’une trajectoire plus longue. Lors du procès, trois autres grimpeuses témoignent à la barre : elles racontent des agressions sexuelles commises par Barrett entre 2010 et 2016, dans des lieux qui ne relèvent pas de la juridiction fédérale. Ces faits ne peuvent pas être poursuivis comme tels, mais les juges autorisent ces témoignages pour montrer un « pattern », un motif de comportement répétitif.
Barrett, grimpeur réputé, auteur de topos, respecté dans certains cercles pour ses ouvertures de blocs en Californie, apparaît alors pour ce qu’il est : un homme qui sait utiliser sa position dans la communauté pour approcher, isoler, puis faire taire ses victimes. Et quand celles-ci parlent, il ne se contente pas de nier. Le communiqué du Department of Justice américain précise que, même après son arrestation en 2022, Barrett a multiplié les appels depuis la prison, proférant des menaces et annonçant sa volonté de se venger de celles qui avaient parlé, au point que ces appels ont été retenus comme un indice supplémentaire de son absence totale de remords.
Ce qui interroge, dans ce dossier, ce n’est donc pas seulement le comportement de Barrett, mais le temps qu’il a fallu pour que l’appareil judiciaire – et, plus largement, l’écosystème de la grimpe – accepte de le regarder comme un danger. Pendant des années, son nom circulait surtout comme celui d’un grimpeur « intense », « borderline », voire « génial mais compliqué ». Des qualificatifs que l’on réserve souvent, dans nos milieux, aux hommes dont on sait vaguement qu’ils posent problème mais que l’on préfère continuer à inviter en falaises plutôt que d’affronter ce que racontent les femmes à voix basse.
Ce que la montagne ne compte pas
Si l’affaire Barrett frappe aussi fort, vue depuis la France, c’est parce qu’elle résonne avec un constat que nous faisions déjà dans notre article « Randonner seule : le dernier espace (in)sécurisé du patriarcat ». Deux chercheur·ses allemands en tourisme, Kerstin Heuwinkel et Markus Pillmayer, ont publié à l’automne 2025 une étude dans le Journal of Outdoor Recreation and Tourism qui dit, noir sur blanc, cette chose simple et sidérante : ni ONU Tourisme, ni l’Association européenne de randonnée, ni l’Union internationale des associations d’alpinisme (UIAA) ne collectent aujourd’hui de données spécifiques sur les violences de genre en randonnée.
Concrètement, cela signifie qu’une agression sur un chemin de grande randonnée sera comptabilisée comme une « agression dans l’espace public » dans les statistiques policières, sans lien avec la pratique sportive. Exactement comme les violences commises par Barrett, pendant des années, n’existaient que dans des ordonnances de protection éparpillées et quelques articles spécialisés, avant d’être enfin centralisées dans un dossier pénal fédéral. Selon l’étude de Heuwinkel et Pillmayer, les blogs de randonneuses solo évitent quasi systématiquement les mots « harcèlement », « agression », « viol » : on y parle de « faire attention aux inconnus », de « rester vigilante », de « gérer les risques ». La langue contourne la question centrale : la violence masculine.
On retrouve la même mécanique dans la grimpe. Quand le New York Times publie en 2024 une enquête sur les accusations d’agressions sexuelles visant Nirmal « Nims » Purja, star de l’himalayisme et héros du documentaire 14 Peaks, c’est tout un système d’alliances, de sponsors et de récits héroïques qui vacille. Des grimpeuses racontent ce que signifie dépendre, en haute altitude, d’un homme en situation de pouvoir qui peut décider de saboter une expédition si elles ne cèdent pas. Dans le même temps, en Belgique et en France, des initiatives comme le hashtag #BalanceTonGrimpeur porté par la grimpeuse Sophie Berthe, ou des collectifs comme Safe Outside, tentent de documenter ce qui se passe dans les salles, les clubs et les expéditions. Là encore, la parole des femmes précède tout cadre institutionnel.
Vu de loin, le système américain peut donner l’illusion d’être plus sévère : perpétuité, pénitenciers fédéraux, jurisprudence sur l’admissibilité de témoignages d’autres victimes. En réalité, il ne s’agit pas d’un modèle à copier-coller, mais d’un révélateur. Ce que montre l’affaire Barrett, c’est qu’un système judiciaire peut, parfois, accepter de voir un schéma de violence là où l’écosystème sportif continue de parler de « cas isolés ». De ce point de vue, la question qui devrait nous obséder, côté français, n’est pas de savoir si la justice américaine est plus ou moins dure, mais de comprendre pourquoi nos fédérations, nos clubs, nos salles et nos offices de tourisme continuent à ne pas compter ce qui compte.
Tant que les randonneuses seront renvoyées à des « conseils sécurité » plutôt qu’à des dispositifs institutionnels de signalement, tant que les grimpeuses devront choisir entre préserver leur crédibilité et nommer les hommes qui les agressent, des affaires comme celle de Charles Barrett resteront l’exception spectaculaire qui confirme la règle. Lui finira sa vie derrière les barreaux. Ses victimes, elles, continueront à avancer avec ce fardeau émotionnel qu’elles n’ont jamais choisi, en espérant que celles et ceux qui organisent la montagne – fédérations, salles, collectivités – accepteront enfin de regarder ce que, pendant des années, le milieu s’est appliqué à tenir hors champ.














