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Au Canada, la difficile co-gestion de la montagne

Dernière mise à jour : il y a 21 heures

Au Canada, le parc provincial de Joffre Lakes sera fermé du 2 septembre au 3 octobre 2025 pour une raison toute particulière. Officiellement, pour « laisser le milieu souffler » et offrir aux Premières Nations Líl̓wat et N’Quatqua l’espace de leurs pratiques culturelles et spirituelles. Officieusement, pour lancer un test grandeur nature de co-gestion avec les peuples autochtones. Ce qui possède son lot de promesses, de frictions et de contradictions très contemporaines.


Joffre Lakes
© Matt Hanns Schroeter

La scène est limpide, presque trop : une eau bleue « instagrammable », des lacs superposés comme trois filtres successifs, et, au-dessus, des glaciers qui rappellent que la montagne vieillit, elle aussi. Depuis quelques années, Joffre Lakes - Pipi7íyekw dans la langue líl̓wat -, situé dans la province canadienne de Colombie-Britannique, est passé du « secret bien gardé » au best-of des week-ends de Vancouver. Résultat : file de voitures, sentier poli par des milliers de semelles et gestion au pas de charge. Les chiffres l'expriment encore mieux : selon les autorités, depuis 2019, le parc provincial canadien a connu une hausse de fréquentation de +222 % par rapport à 2010. En 2020 déjà, de multiples employés exprimaient leur désarroi face à des hordes de touristes qui faisaient la queue pour obtenir une photo sur un endroit du parc devenu culte : une bûche de bois qui flotte sur l'eau d'un lac surnommée « Instalog ». Au bout du rouleau, le gardien du parc avait fini par démissionner.

Carte postale, foule et protocole


Face au tourisme de masse, la Colombie-Britannique a donc tranché en décidant la fermeture du 2 septembre au 3 octobre de son parc. Sur le papier, le message officiel paraît implacable : « Cette fermeture permettra au parc de se régénérer après un été chargé et offrira du temps et de l'espace aux membres des nations Lil’wat et N’Quatqua pour renouer avec la terre, réaliser des pratiques culturelles et spirituelles, et célébrer la Journée nationale de la vérité et de la réconciliation », annoncent les autorités sur leurs canaux officiels. Sauf que les Premières Nations - qui forment, avec les Intuis et les Metis, les peuples autochtones du Canada - réclamaient une fermeture plus longue du 22 août au 23 octobre. Dans une déclaration commune, la Nation Lil'Wat et la Nation N'Quatqua invoquent le souci de se reconnecter à la terre, mener des cérémonies, récolter de la nourriture et des plantes médicinales, et laisser le parc se reposer. D'autant plus qu'avec cette décision, les autorités de Joffre Lakes ont maintenu le parc ouvert pendant le weekend de la Fête du Travail (Labour Day) où un important flux de visiteurs vient le parcourir.


Les Premières Nations, quant à elles, rappellent que le temps culturel n’est pas un paramètre qu’on « équilibre » avec une photo souvenir : il structure leurs traditions

La Colombie-Britannique avait pourtant fait sa mue : en signant la loi DRIPA (pour Declaration on the Rights of Indigenous Peoples Act, ndlr) en 2019, elle donne à l’UNDRIP un cadre provincial. L'UNDRIP ? La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Soit un instrument de l'ONU qui établit un cadre universel pour la survie, la dignité, le bien-être et les droits des peuples autochtones du monde entier. Dans la perspective de la gestion d'un parc provincial, il s'agit donc de tout partager avec les peuples qui étaient là bien avant l'administration : la décision sur les terres, l'eau, les us et les coutumes.


Joffre Lakes offre un terrain d'expérimentation de co-gestion bienvenu. Parmi les parcs les plus emblématiques du pays, les autorités se sont déjà confrontées à la question sensible de la sur-fréquentation. Elles co-construisent avec les Premières Nations des stratégies d'usages depuis 6 ans. Elles ont mis en place des pass journaliers et trois fenêtres de fermeture saisonnière pour lisser l'afflux de visiteurs. Tout y est : la règle, l’outil, l’intention. Et pourtant, nous voilà encore à discuter de la longueur d’un mois.


La question n’est pas « qui ferme la barrière », mais qui définit le temps social de la montagne. La Province produit un compromis, composé d'attentions écologiques, culturelles et d'accès public, qui tient debout juridiquement. Les Premières Nations, quant à elles, rappellent que le temps culturel n’est pas un paramètre qu’on « équilibre » avec une photo souvenir : il structure leurs traditions. L’écart n’est pas polémique, il est philosophique : l’un parle d’« ouverture contrôlée », l’autre de « repos nécessaire ».


La montagne a droit au repos. Et nous, au doute.


Fermer un parc n’est pas une violence faite au public, c’est souvent un soin apporté au lieu. À Pipi7íyekw, le repos est double. D'abord écologique : laisser les sols et la faune souffler. Puis culturel : rendre, quelques semaines, l’usage premier à celles et ceux qui habitent ces territoires bien avant nos hashtags. La vraie question n’est pas de savoir qui est « pour » et qui est « contre », mais qui rythme le repos ? Les Premières Nations et leur temps long, ou l’État et son calendrier civil ?


Totems indien au Canada
© Anthony Maw

Le problème se situe dans l'instrument de la décision. On demande à un outil - les pass journaliers - de résoudre un désaccord de souveraineté. L'outil peut amortir, il ne tranchera jamais. Le cadre légal de l'UNDRIP ou de la DRIPA n'est pas une baguette magique. Il oblige à aligner les lois et à co-construire mais il n’impose pas l’accord. À Joffre Lakes, le sujet est plus épineux qu'une déclaration couchée sur un bout de papier. Quand il s'agit de transférer des bouts de décision sur des terres non cédées, le droit a beau être là, la pratique tâtonne. Ne le prenons pas comme un échec : la polémique qui oppose l'administration canadienne aux peuples autochtones ne peut pas faire l'objet de consultations décoratives. Et c'est tant mieux. Car les conflits visibles sont le prix, parfois bruyant, du partage réel.

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