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Janja Garnbret contre les hommes : le mauvais film de genre

C’est devenu un gimmick médiatique : et si Janja Garnbret, l’ogresse des murs artificiels, pouvait se frotter aux hommes et, pourquoi pas, les battre à leur propre jeu ? Le scénario plaît mais pourtant le film semble vu et revu. Peut-être parce que le récit ne raconte pas tant la grandeur de la championne slovène que l’obsession masculine de se poser en mètre-étalon.


Janja Garnbret
Janja Garnbret © David Pillet

Depuis la double victoire de Janja Garnbret aux Championnats du monde de Séoul et son inscription désormais indélébile au panthéon de son sport, nous avons vu passer des dizaines d'articles et de vidéo. Avec eux, une seule question : « Est-elle plus forte que les hommes ? ». Alors, posons-le d'emblée : c'est un problème. Car derrière son vernis de légèreté, l'interrogation trahit une persistance : l’incapacité chronique du sport à célébrer une championne pour ce qu’elle accomplit dans son propre cadre de compétition. Il faudrait toujours lui inventer un miroir masculin, comme si la valeur de ses victoires dépendait de ce qu’elles laisseraient présager si, par hasard, elle venait à battre un homme. Et ce réflexe en dit sans doute plus sur les obsessions de nos récits sportifs que sur les performances de Janja Garnbret elles-mêmes.


Duel imaginaire, miroir déformant


« La question de savoir si Janja pourrait grimper avec les hommes, c’est typiquement une question née du male gaze, nous explique Climbing Yoshi, grimpeuse amatrice engagée sur les questions de genre. On regarde à travers le point de vue des hommes, comme si les femmes ressentaient le besoin de se mesurer à eux pour se sentir valorisées. »


Il y a d'abord ces petites phrases : Le Monde glisse, dans une vidéo très partagée, « ses performances soulèvent une question rare dans le sport : pourrait-elle rivaliser directement avec les hommes ? ». Chez nos confrères de L’Équipe, la surenchère atteint son sommet : Alex Honnold, incarnation du free solo, déclare sans trembler — « Elle serait capable de gagner une compétition masculine, sur un bon jour, selon l’ouverture » — et l’ouvreur Thomas Ballet renchérit en la propulsant dans son « top 5 mondial chez les hommes ». De quoi faire saliver les rédactions en quête de duel épique : une héroïne seule contre tout un plateau masculin, comme si le sport se réduisait à un western d’intérieur.

« Cette comparaison empêche de reconnaître à sa juste valeur le sport féminin. Maintenant qu’elle a fait ses preuves chez les femmes, on lui donnerait enfin le droit de se mesurer aux hommes — même pas forcément aux meilleurs. Ça entretient l’ego et la croyance des hommes qu’ils sont supérieurs aux femmes. »

Climbing Yoshi, grimpeuse amatrice


On comprend l’efficacité médiatique : le fantasme d’un affrontement mixte se lit comme une promesse de spectacle inédit. Mais ce récit n’a-t-il pas surtout pour fonction de réinstaller subrepticement un vieux réflexe ? Celui qui consiste à n’accorder du crédit aux victoires féminines qu’à condition qu’elles puissent se mesurer à l’étalon masculin. Or ce que Janja Garnbret accomplit depuis une décennie — dix titres mondiaux, une régularité sans pareille, une domination sans partage — ne souffre pas la comparaison, car il n’y a justement pas de comparaison à faire.


Et c’est bien là le paradoxe : plus elle écrase sa catégorie, plus on semble tenté·e·s de déplacer le terrain, comme si cette domination ne pouvait pas, en elle-même, suffire à raconter l’exception. On préfère l’illusion d’un duel inventé à la reconnaissance pleine et entière d’un règne incontestable.


« Cette comparaison empêche de reconnaître à sa juste valeur le sport féminin, poursuit Climbing Yoshi. Maintenant qu’elle a fait ses preuves chez les femmes, on lui donnerait enfin le droit de se mesurer aux hommes même pas forcément aux meilleurs. Ça entretient l’ego et la croyance des hommes qu’ils sont supérieurs aux femmes. » Derrière le vernis du duel, du débat et de la question ouverte, on trouve une mécanique de domination bien plus ancienne. Celle qui refuse encore de laisser les victoires féminines exister par elles-mêmes.


Vitesse, règlement et univers parallèle


L’IFSC (fédération internationale d'escalade, ndlr) ne joue pas à l’ambiguïté : en bloc comme en difficulté, les voies sont distinctes pour les deux catégories. En pratique, on juge les grimpeur·euse·s dans leur cadre, point final. Et c’est bien normal : l’escalade n’est pas une discipline qui peut se réduire à un sprint sur piste. Pas de ligne de départ unique, pas de distance imposée, pas de chronomètre universel qui règle tout. Ici, chaque épreuve est une partition spécifique. C’est ce qui rend la comparaison directe illusoire. Quand on aligne les femmes et les hommes sur des murs différents, l’écart qu’on croit mesurer n’existe pas vraiment : ce sont deux histoires parallèles, deux dramaturgies construites par l’équipe en charge des ouvertures.


La seule discipline qui permette un affrontement strict, c’est l'escalade de vitesse. Le règlement le formule sans détour : « Les hommes et les femmes s'affrontent sur des parcours identiques qui ne sont pas modifiés entre les manches ». Même mur, mêmes prises, même séquence de mouvements. Enfin, dira-t-on, un terrain neutre où tout le monde joue exactement la même partition. Mais ce « privilège » a un revers : il expose crûment les écarts de chronos, sans la médiation de l'ouverture, sans le confort de la nuance. Et sur ce terrain-là, le verdict, on le verra, n’a rien d’un secret bien gardé.


Quand on cherche un terrain neutre, débarrassé du flou des styles et des voies sur-mesure, il reste donc la discipline reine du chronomètre : la vitesse. Ici, pas de débat possible : même mur de 15 mètres, mêmes prises boulonnées dans le même ordre, mêmes règles pour tout le monde. C’est le seul endroit où les comparaisons ne reposent pas sur des suppositions mais sur des secondes, et elles tombent comme des couperets.


Ce qui est fascinant, c’est que la réduction de cet écart est devenue une histoire en soi.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en mai 2025, l’Américain Samuel Watson arrache le record en 4″64. Quatre secondes et soixante-quatre centièmes pour avaler la voie standardisée du sol au top. En septembre, à Séoul, la Polonaise Aleksandra Mirosław fixe le sien à 6″03. Traduction brute : environ 30 % d’écart. Pas besoin de conjectures ni de « et si ». Sur ce seul terrain commun, le verdict est immédiat et sans appel.


Faut-il s’en émouvoir ? Pas nécessairement. Ce serait oublier que les deux records se sont effondrés en quelques années : Mirosław a fait tomber le record féminin à plusieurs reprises, Watson a gratté centièmes après centièmes. La dynamique est là, spectaculaire. Mais une parité absolue, non, il n’y en a pas. Et alors ? Qui avait décrété que c’était le but du jeu, sinon celles et ceux qui veulent à tout prix transformer une domination féminine en duel imaginaire ?


Ce que Janja dit. Et ce qu’on lui fait dire


La falaise n’a ni chronomètre ni règlement officiel. Elle se raconte en grades, en consensus collectifs, en débats parfois passionnés sur la cotation « juste ». C’est un autre théâtre, plus lent, mais pas moins spectaculaire. En avril 2025, la jeune Américaine Brooke Raboutou inscrit son nom dans l’histoire en réussissant Excalibur (9b+/5.15c). Le magazine Climbing le note sobrement : « Brooke Raboutou devient la première femme à escalader du 5.15c » et souligne dans son article : « (...) la première femme de l'histoire à compléter une voie de cette difficulté ». Sobre, mais lourd de sens : un nouveau sommet féminin, arraché après des années de progression collective.


« Pourquoi, d’ailleurs, rivaliser avec des hommes, pourquoi le ferais-je ? Je suis une femme et je veux être la meilleure… »

Janja Garnbret dans L'Équipe


Le Washington Post pousse l’interprétation plus loin, citant Stefano Ghisolfi : « L'escalade est l'un de ces sports où les performances des femmes et des hommes ne sont pas si éloignées... Excalibur est vraiment difficile... on peut vraiment voir que l'écart se resserre ». Beau slogan : l’écart est clos, rideau. Sauf que… non. Le 9c/5.15d — tel que proposé par Adam Ondra (Silence), puis par Sébastien Bouin (DNA), et plus récemment par Jakob Schubert (BIG) — n’a pas encore de répétition confirmée à ce jour, ce qui en fait une frontière active du possible dans l’escalade mondiale. Et côté bloc, les femmes tutoient aujourd’hui le V16/8C+ (Katie Lamb en 2023), quand les hommes s’attaquent désormais au V17/9A, avec des lignes comme Burden of Dreams, Return of the Sleepwalker ou Alphane.


Janja Garnbret
Janja Garnbret © David Pillet

Ce qui est fascinant, c’est que la réduction de cet écart est devenue une histoire en soi : chaque cotation franchie par une grimpeuse déclenche des superlatifs, comme si l’égalité totale était au coin du mur. Mais confondre une demi-cotation d’écart avec une prophétie de parité définitive, c’est oublier deux choses : d’une part que les cotations sont des conventions mouvantes, pas des absolus scientifiques. D’autre part que le simple fait d’atteindre ces niveaux historiques devrait suffire à raconter l’exception, sans qu’il soit nécessaire d’imaginer un duel fantasmé contre les hommes.


Quand on lit ses propos, une chose saute aux yeux : Janja Garnbret n’a jamais revendiqué ce duel imaginaire, ce sont les autres qui le lui collent sur les épaules. Dans un entretien accordé à Reuters, elle se montre d'abord curieuse et lucide en déclarant qu'elle aimerait concourir sur les voies masculines, et que ses performances dépendraient de la configuration de la voie. Avant d'élargir le spectre : « J'ai toujours cru que les femmes pouvaient faire tout ce que les hommes peuvent faire, nous pouvons être tout aussi fortes que les hommes ». Pas de provocation, pas de défi : simplement l’affirmation que l’escalade n’est pas un territoire réservé, et que les limites sont aussi culturelles que physiques.


Mais dans L’Équipe, on la découvre plus tranchante encore : « Pourquoi, d’ailleurs, rivaliser avec des hommes, pourquoi le ferais-je ? Je suis une femme et je veux être la meilleure… » Avant d’ajouter plus loin : « Je pourrais gagner, si le style me convient. Mais, sur une autre voie, je ne pourrais pas faire quelques mouvements. Tout dépend du style ». En clair : elle n’exclut pas l’hypothèse, mais refuse d’en faire son horizon. Elle sait que son royaume, c’est la domination absolue de sa catégorie, une domination déjà suffisante pour marquer l’histoire.


Autrement dit, Janja joue parfois le jeu des questions médiatiques — on devine l’amusement derrière certaines réponses — mais elle reste parfaitement consciente que le débat n’a pas été initié par elle. Ce sont les médias, les sponsors et les observateurs qui l’installent dans une arène qu’elle n’a jamais réclamée, comme si son hégémonie ne pouvait être légitime qu’en la confrontant à un étalon masculin. Ironie de l’histoire : Garnbret n’a pas besoin de ce duel pour être immense, mais c’est ce duel fantasmé qui permet à d’autres de continuer à écrire les gros titres.


Réduire l’écart ou ouvrir les yeux ?


Le récit du « gap closing » (réduction de l'écart, ndlr) a tout du slogan séduisant : il donne l’illusion d’un happy end sportif où femmes et hommes finiraient par courir côte à côte. Mais une tribune de Jane Jackson puliée dans Climbing Magazine vient rappeler combien cette histoire est trop belle pour être vraie, « trop ordonné, trop enthousiaste ». Trop propre, trop bien emballée pour refléter la réalité. Car l’égalité à conquérir n’est pas d’abord celle des chronos : elle se joue dans l’expérience vécue au quotidien, dans les vestiaires, sur les murs d’entraînement, dans la manière dont on crédite ou minimise une performance.


« Est-ce que l’on a besoin de faire des compétitions mixtes pour rassurer ou remettre les hommes à leur place ? Moi je pense que l’on n’a pas besoin de ça. »

Charline Vermont, grimpeuse amatrice


Le Monde le rappelle clairement : la séparation entre catégories « est justifiée par des différences physiques perçues et des normes sociétales », et les inégalités persistent surtout parce que « l’allocation inégale des ressources et la faible médiatisation exacerbent ces inégalités ». Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de se demander si Janja Garnbret pourrait « réduire l’écart » en grimpant sur une voie masculine, mais de comprendre pourquoi cet écart s’est enraciné — dans les financements, l’encadrement, la reconnaissance — et comment le combler autrement qu’en inventant un duel spectaculaire.


« Se cacher derrière le fun empêche le questionnement et limite la réflexion à une couche superficielle », souligne Climbing Yoshi. En d’autres termes, l’ironie ou la légèreté servent trop souvent d’alibi pour éviter de parler du fond : des biais structurels, de la répartition des moyens ou du cadre même des compétitions.


PourVertige Media, une autre grimpeuse amatrice sensibilisée sur ses questions, Charline Vermont, confiait : « Est-ce que l’on a besoin de faire des compétitions mixtes pour rassurer ou remettre les hommes à leur place ? Moi je pense que l’on n’a pas besoin de ça. » Une formule simple qui dit beaucoup : ce n’est pas l’affrontement artificiel qui compte, mais la reconnaissance pleine et entière des performances pour ce qu’elles sont.


Au fond, la vraie révolution ne viendra pas de l’image d’une championne qui « bat les hommes », mais d’un écosystème qui n’aura plus besoin de convoquer les hommes comme étalon. Moins de condescendance, plus de moyens, plus de diversité, et surtout un récit qui ne cherche plus à valider l’exception féminine par un hypothétique affrontement mixte. Réduire l’écart, oui, mais pas celui que l’on croit : non pas le différentiel de centièmes sur un mur de vitesse, mais celui qui persiste dans les structures, les représentations et les récits eux-mêmes.


Le récit « Janja contre les hommes » a l’avantage d’un bon slogan : ça claque, ça intrigue, ça clique. Mais il repose sur un biais : faire des hommes le juge de paix ultime. Or Janja n’a pas besoin de ce détour. Elle écrase déjà sa discipline, elle pousse la falaise à des niveaux historiques, elle inspire une génération entière. La bonne bataille n’est pas de savoir si elle pourrait gagner une finale masculine, mais de créer des compétitions plus justes, des équipes d’ouverture plus mixtes, et des récits qui célèbrent les grimpeuses pour ce qu’elles font — pas pour ce qu’elles pourraient faire si on changeait les règles.

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