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Randonner seule : le dernier espace (in)sécurisé du patriarcat

Deux chercheur·ses allemand·es en tourisme viennent de publier dans le Journal of Outdoor Recreation and Tourism une étude sur les violences de genre en randonnée. En analysant 32 blogs de randonneuses et les forums communautaires, iels révèlent un paradoxe : alors que 84 % des voyageurs solo sont des femmes, aucune organisation internationale ne collecte de données sur les agressions qu'elles subissent en montagne. Les randonneuses elles-mêmes ne nomment jamais le problème. Omerta, stratégie d'évitement ou charge mentale de la vigilance permanente ?


Randonner seule
(cc) Jake Johnson / Unsplash

Le 11 novembre 2024, The Guardian titrait : « Les femmes qui marchent sur le Camino de Santiago racontent un harcèlement sexuel "terrifiant" ». Six mois plus tôt, le New York Times dénonçait les dangers spécifiques auxquels font face les alpinistes femmes, bien au-delà des risques naturels. L'article révélait notamment des cas d'agressions sexuelles dans des expéditions himalayennes de haut niveau, impliquant des figures médiatiques de l'alpinisme. Quelques mois plus tard, The Guardian recueillait des témoignages de pèlerines sur les Chemins de Saint-Jacques : voitures qui suivent, propositions insistantes, contacts physiques non sollicités dans les refuges.

Sur Instagram, les comptes de randonneuses accumulent des millions de followers, célébrant la liberté retrouvée en montagne. Mais sous les photos de couchers de soleil en altitude, le silence règne sur le harcèlement, les peurs nocturnes dans les refuges, les remarques déplacées sur les sentiers. L'étude publiée le 30 octobre 2025 dans le Journal of Outdoor Recreation and Tourism révèle les mécanismes de ce silence organisé.


Enquêter sur l'invisible


Kerstin Heuwinkel enseigne le tourisme à la Hochschule für Technik und Wirtschaft à Sarrebruck. Markus Pillmayer travaille à l'université de Munich. Tous deux sont spécialisés en management touristique. Leur recherche, intitulée « #MeToo in hiking activities – Which risks exist for (solo) female hikers? Methodological reflections to approach sexual harassment and gender-based violence », part d'un constat : l'absence totale de données statistiques sur les violences de genre en randonnée. Les chercheurs ont interrogé l'ONU Tourisme, l'European Ramblers Association (ERA), l'Union Internationale des Associations d'Alpinisme (UIAA), les offices de tourisme spécialisés. Aucune de ces organisations ne collecte de données sur les agressions subies par les randonneuses. Cette absence s'explique par un problème de catégorisation : une agression sur un chemin de randonnée est enregistrée sous « agression dans l'espace public », la pratique sportive disparaissant des statistiques criminelles.


L'étude rappelle un parallèle historique : jusqu'en 1992 en Allemagne, le viol conjugal n'existait pas juridiquement. Jusqu'en 2004, il ne pouvait pas être signalé à la police. Ce qui n'est pas nommé juridiquement n'existe pas statistiquement. Face à ce vide, Heuwinkel et Pillmayer ont analysé ce que les randonneuses disent – ou taisent – sur leurs blogs et dans les forums. Entre janvier et octobre 2025, ils ont scanné 32 blogs (24 anglophones, 8 germanophones) via Microsoft Copilot, puis relu l'ensemble pour identifier les stratégies d'évitement linguistique.


« Sois préparée », « apprends l'autodéfense », « achète un spray au poivre » : autant d'injonctions qui individualisent un problème structurel.

La recherche par mots-clés académiques – « sexual harassment », « assault », « sexism », « rape » – n'a donné aucun résultat sur les 32 blogs. Les chercheurs ont dû ajuster leur vocabulaire : « safety », « tips », « risks », « danger ». Cette fois, les contenus se sont multipliés. Les blogueuses évoquent « rencontrer des gens dangereux », « faire attention aux inconnus », « rester vigilante face aux personnes mal intentionnées ». Jamais elles ne nomment : des hommes. Jamais elles n'écrivent : harcèlement, agression, violence masculine. Le danger est euphémisé, désexué, rendu abstrait.


Cette stratégie linguistique fait peser la responsabilité sur les victimes potentielles. « Sois préparée », « apprends l'autodéfense », « achète un spray au poivre » : autant d'injonctions qui individualisent un problème structurel. On pourrait parler, dans une perspective foucaldienne, de responsabilisation néolibérale du risque : chacune devient gestionnaire de sa propre sécurité. 40,6 % des blogs analysés donnent ce conseil récurrent : « reste toujours alerte ». Mais comment se ressourcer dans la nature – motivation citée par 83 % des randonneuses – quand on doit scanner en permanence les autres randonneurs ? Comment se sentir libre – objectif de 76 % des marcheuses solo – quand on porte une carte mentale de ce que les géographes féministes Rachel Wilson et Deborah Little appellent la « geography of women's fear » ?


Instagram et le silence des images


Si les blogs euphémisent, Instagram occulte. Les comptes de randonneuses y accumulent des centaines de milliers d'abonnés. Corps athlétiques devant des panoramas, citations inspirantes sur la liberté, partenariats avec des marques outdoor. Mais aucune mention du harcèlement. Parler de vulnérabilité, c'est se disqualifier dans un univers qui valorise la maîtrise technique et l'autonomie. C'est risquer de perdre des partenariats commerciaux et sa crédibilité. Dit autrement, il s'agit de soigner sa « présentation de soi » : on performe la féminité acceptable pour l'industrie outdoor – celle qui reproduit les codes masculins tout en restant photogénique.


Sur Reddit et les forums spécialisés, la parole se libère différemment. Les chercheurs ont analysé les discussions sur Reddit autour des termes « solo female hiking risks ». En juin 2025, un thread explose sur le forum du Camino de Santiago : « Solo Female Pilgrims - And How Male Pilgrims have an Impact? ». Les témoignages s'accumulent : voitures qui suivent, propositions insistantes dans les albergues (refuges, ndlr), contacts physiques non sollicités.

L'étude propose plusieurs hypothèses pour expliquer cette concentration de témoignages sur les Chemins de Saint-Jacques : la durée (plusieurs semaines créent un sentiment d'impunité), l'alternance entre isolement et promiscuité, et la dimension spirituelle du pèlerinage qui rend la violence particulièrement taboue.


Le Club Alpin Allemand (Deutscher Alpenverein), avec ses 1,5 million de membres dont 43,9 % de femmes, lance sa première enquête qualitative sur le sexisme et le harcèlement en randonnée en 2025. La section de Munich, forte de 180 000 membres, conclut que les randonneuses solo sont exposées à « un risque élevé de SHSA » (Sexual Harassment and Sexual Assault, ndlr). Mais aucun chiffre précis n'existe, faute de système de reporting.

Les Destination Management Organizations (DMOs), les tour-opérateurs, les gestionnaires de refuges n'ont aucune obligation de signalement. Une agression dans un refuge alpin n'apparaît nulle part dans les statistiques touristiques. Elle est diluée dans la catégorie des « incidents ».


Le double travail de la randonneuse


83 % des femmes randonnent pour se ressourcer. 76 % pour se sentir libres. Mais cette liberté a un coût cognitif : choisir son itinéraire selon la fréquentation plutôt que ses envies, éviter les sentiers isolés, calculer l'heure d'arrivée au refuge, jauger les regards et les sourires, partager sa localisation GPS en temps réel, dormir avec son téléphone et son spray défensif à portée de main. Ce travail permanent constitue ce qu'on pourrait appeler une « charge mentale sécuritaire ». Un double travail, en somme : physique – la randonnée – et émotionnel  – la gestion du risque. Les blogs conseillent l'autodéfense, les sifflets d'urgence, les balises GPS. Mais ces solutions individuelles ne changent rien au problème structurel.


L'étude de Heuwinkel et Pillmayer propose une stratégie de recherche : enquêtes quantitatives, entretiens qualitatifs, observations participantes sur les chemins. Les auteurs recommandent aux acteurs du tourisme outdoor (DMOs, guides, refuges) de développer des politiques de prévention : formations, mécanismes de signalement sécurisés, campagnes de sensibilisation, partenariats avec les autorités locales et les associations féministes. La question demeure : comment transformer une culture outdoor historiquement construite sur des codes masculins ? Les chercheurs soulignent la nécessité d'adresser directement ce qu'ils nomment, à la suite de la littérature académique, la « toxic masculinity » et la « bro culture » – ces dynamiques compétitives et excluantes qui valorisent les comportements à risque et marginalisent les femmes. Le mouvement #MeToo a démontré la puissance de la prise de parole collective. Nommer les violences constitue une première étape nécessaire vers la transformation des pratiques et des institutions.


En attendant, les femmes continuent de marcher avec leur spray au poivre dans la poche et leur carte mentale de la peur. Elles continuent d'euphémiser leurs angoisses en « conseils de sécurité ». Elles continuent de sourire sur Instagram devant des sommets qu'elles paient deux fois : en effort physique et en vigilance permanente. La montagne ne sera vraiment libre que lorsqu'une femme pourra y marcher seule sans avoir cartographié mentalement ses issues de secours.


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