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L’escalade sous influence : la verticalité à l’heure du scroll

Dernière mise à jour : 5 mai

Entre Adam Ondra qui vaut désormais autant pour ses 9b+ que pour son million d’abonnés, Magnus Midtbø qui cumule près d’un demi-milliard de vues sur YouTube, et des salles de bloc équipées en perches à selfie, l’escalade est passée de la marginalité au statut de « sport connecté ». Une verticalité en plein paradoxe, où la recherche du geste se mêle désormais à celle du scroll. Faut-il s’en réjouir ou s’en inquiéter ? Sans doute un peu des deux.


Réseaux sociaux escalade

L’ère du spectacle : quand la grimpe joue la comédie humaine


L’époque où grimper signifiait avant tout s’extraire de la société, chercher une forme de solitude assumée, parfois même une fuite volontaire loin du regard des autres, semble définitivement révolue. Aujourd’hui, grimper, c’est aussi – et peut-être surtout – se montrer. Non plus seulement aux yeux d’un compagnon de cordée complice ou d’un assureur patient, mais à une foule invisible de followers. L’escalade, elle aussi, semble avoir succombé à la tentation moderne du spectacle digital.


Hannah Morris, grimpeuse et youtubeuse britannique (donc bien placée pour parler du sujet), soulève précisément cette ambiguïté dans une récente vidéo intitulée : « Is Social Media Ruining Rock Climbing? ». La grimpe, selon elle, vit un moment décisif où la verticalité authentique se voit doublée d’une verticalité numérique, celle du scroll infini. Une tendance qui promet autant qu’elle inquiète.


Selon elle, cette tension entre la quête d'authenticité et l'appel du numérique trouve une illustration parfaite dans l’expérience vécue par Will Bosi sur un bloc dont la notoriété a été considérablement amplifiée par cette exposition digitale.


Burden of Streams : Will Bosi et le bloc numérique


Will Bosi, sur le mythique « Burden of Dreams » en Finlande, a attiré 80 000 spectateurs virtuels sur son livestream YouTube. Dans une scène à la fois amusante et troublante, Will Bosi, pourtant seul au milieu des bois, s’excuse auprès de son audience :


« Désolé, la caméra est un peu loin aujourd’hui, mais je trouve que l’horizontal rend mieux. »


Le grimpeur s’est fait réalisateur malgré lui, pris dans l’obsession d’une mise en scène parfaite. Signe révélateur que l’escalade moderne s’écrit autant sur la roche que dans le cadre numérique. Cette mutation n’est toutefois pas sans conséquence : à force de vivre sous l’œil permanent de la caméra, ne risque-t-on pas de perdre le contact direct avec la réalité même de la grimpe ?


Derrière cette anecdote se cache alors une question plus intime, plus délicate peut-être : jusqu’à quel point notre rapport personnel à l’escalade s’en trouve-t-il modifié ?


De la dopamine à la dopamime : grimper pour soi, ou pour ses followers ?


Hannah Morris a l’honnêteté de pointer ce risque en le formulant ouvertement :


« Pendant mes voyages d’escalade, ma satisfaction est souvent liée à la publication et aux réactions sur mon meilleur enchaînement, ce qui m’interroge sur mes vraies motivations. »

Cette remarque fait mouche, car elle pointe un paradoxe bien contemporain : combien sommes-nous à consulter notre compteur de likes aussi instinctivement que la cotation d’un bloc qui nous résiste ? Selon l’auteur et grimpeur Dave Wetmore, les réseaux sociaux introduisent une pression nouvelle : même en grimpant seul, l’athlète peut désormais ressentir le poids d’une audience virtuelle permanente, poussant certains à prendre davantage de risques simplement pour « faire le spectacle ». Le risque, clairement identifié, est que le « soi numérique » finisse par prendre le dessus sur le « soi authentique ».



Au-delà des motivations individuelles, l’impact des réseaux sociaux affecte également les lieux et les pratiques eux-mêmes, modifiant profondément notre manière d’explorer la grimpe.


Quand Instagram dicte les spots : le diktat subtil du « cool »


Dan Varian, fondateur de Beastmaker, résume parfaitement le piège du cool à l’ère du digital :


« Quand quelqu’un de populaire grimpe un bloc, tout le monde va grimper ce même bloc. Résultat : des secteurs saturés, pendant que d’autres restent déserts simplement parce qu’ils ne sont pas assez cools. »

Cette uniformisation invisible, insidieuse, pourrait transformer l’escalade en un gigantesque pan homogène où les prises seraient dictées non plus par l’inspiration, mais par l’imitation systématique.


Au Colorado, le journaliste Matt Samet rapporte qu’à Eldorado Canyon, des blocs autrefois confidentiels connaissent désormais des afflux massifs après avoir été popularisés sur Instagram. Il raconte avoir vu des grimpeurs faire la queue sur le bloc « Resonated » (7c), simplement pour atteindre la prise emblématique le temps d’une photo avant de redescendre aussitôt, créant ainsi un phénomène inédit de « tourisme vertical de masse ». L’antidote serait sans doute de se rappeler que l’originalité se trouve rarement dans l’ombre d’une tendance virale.


Pourtant, il serait injuste de réduire cette révolution numérique à ses seules dérives. Elle constitue aussi, pour les grimpeuses et grimpeurs eux-mêmes, une opportunité de se financer et de vivre de leur passion, quitte à endosser le rôle d’ambassadeurs.


Grimpeurs ou ambassadeurs : quand la verticale fait vendre


Aujourd’hui, les athlètes – même les plus authentiques – deviennent des relais publicitaires via Instagram ou YouTube, transformant leurs followers en monnaie d’échange. Voir Adam Ondra, incarnation par excellence du purisme sportif, promouvoir ponctuellement une boutique de costumes sur YouTube aurait semblé totalement surréaliste il y a seulement quelques années. Pourtant, c’est désormais chose courante.



Plus largement, cette tendance modifie profondément la notion même de sponsoring : les athlètes ne sont plus sélectionnés uniquement pour leurs performances ou leur style de grimpe, mais aussi sur leur capacité à incarner les valeurs d’une marque – ou tout simplement sur la taille de leur communauté en ligne. Le nombre de followers devient alors un critère aussi déterminant qu’un palmarès de compétition. 


Ce nouveau modèle économique brouille subtilement les frontières entre sport, influence et marketing. Un signe de plus que l’escalade, elle aussi, se voit contrainte de composer avec les réalités d’une époque où même l’authenticité peut devenir un argument commercial.


Du marginal au mainstream : une démocratisation bienvenue


Mais les réseaux sociaux ne sont pas qu’un miroir aux alouettes numériques. Ils offrent aussi une voix à ceux que les médias traditionnels n’auraient jamais écoutés. Kathy Karlo, grimpeuse et animatrice du podcast For the Love of Climbing, souligne justement le rôle positif des réseaux sociaux :


« Ils ont donné à chaque personne, quel que soit son parcours, la possibilité de s’exprimer sur des sujets d’inclusivité et d’accès équitable à la grimpe. »

Cette démocratisation est précieuse : elle permet à l’escalade d’échapper aux vieux clichés, pour offrir une vision plus inclusive, plus diverse, plus accessible. L’escalade s’ouvre donc au monde, au risque parfois d’y perdre une partie de son intimité première, mais avec l’opportunité d’y gagner en humanité et en richesse culturelle.


Face à ce panorama complexe, il reste une question essentielle à laquelle il faudra répondre collectivement : comment concilier ces deux versants du numérique pour que l’escalade en sorte grandie, et non appauvrie ?


Vers une éthique numérique de la verticalité ?


Avant l’ère numérique, les médias traditionnels constituaient des « garde-barrières médiatiques », sélectionnant soigneusement les exploits dignes d’être racontés. Aujourd’hui, comme le note Matt Samet, « Instagram est devenu la source principale des news d’escalade, livrant des histoires sans filtre directement par les grimpeurs eux-mêmes, contournant ainsi les gardiens médiatiques traditionnels. » Cette évolution a bouleversé la manière dont nous racontons et consommons l'escalade.


Face à ces nouvelles dynamiques, l’enjeu consiste à préserver l’équilibre entre visibilité nécessaire et intimité préservée, entre dopamine numérique et plaisir authentique. À nous, grimpeuses et grimpeurs, de réinventer une éthique de la verticalité numérique. Une éthique qui accepterait sans naïveté les contraintes d’une époque connectée, tout en préservant ce qui fait de l’escalade une expérience unique : une relation intime à soi-même, aux autres, et surtout à ce caillou éternellement silencieux, mais paradoxalement plus vivant que jamais.

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