Escalader sans voiture : le topo qui veut changer la donne
- Pierre-Gaël Pasquiou

- 6 oct.
- 7 min de lecture
À Grenoble, un guide d’un genre nouveau voit le jour : Escalades depuis Grenoble – Aventures sans voiture. Plus qu’un simple topo, un pavé de 384 pages qui se présente comme un manifeste en faveur d’une autre manière d’habiter la montagne, où la question du transport devient centrale. Derrière ce projet auto-édité, Florian Garibal et l’aquarelliste Fanny Audigé, convaincu·e·s que repenser nos déplacements, c’est déjà repenser notre rapport à l’escalade.

Pour une fois, voilà un topo qui ne s’écrit pas les chaussons aux pieds et la corde déjà posée. Il démarre dans les rues encombrées de Toulouse, là où, pour arpenter les montagnes, il faut d’abord avaler une heure et demi de route. L’équation devient alors absurde : beaucoup de temps perdu, une énergie gaspillée, et trop souvent des projets avortés à la dernière minute. « Je pense que je peux dire au moins 25 fois que j’ai annulé une sortie le samedi matin, parce que les gens s’étaient dégonflés dans la nuit », raconte Florian Garibal, moniteur d'escalade et co-auteur du topo. De cette frustration est née une conviction : et si le problème n’était pas la falaise, mais bien la voiture ? Quelques années plus tard, installé à Grenoble, il transforme ce constat en projet éditorial : Escalades depuis Grenoble – Aventures sans voiture.
Quand la logistique devient une philosophie
Il aura suffi d’un changement de décor pour que tout bascule. En arrivant à Grenoble, Florian découvre une évidence que des années de galère toulousaine lui avaient rendue impensable : la falaise n’est plus une expédition, mais une voisine. Ici, on peut grimper à la demi-journée, voire après le travail, et surtout, on peut s’y rendre autrement qu’en allumant un moteur. « Non seulement je pouvais aller grimper en une demi-journée, voire après le travail, mais en plus je pouvais y aller à vélo, en bus, ou même à pied. »
Ce renversement a valeur de révélation. Ce qui, pour beaucoup d’habitant·e·s grenoblois·e·s, relevait encore de l’automatisme automobile — la voiture comme réflexe, comme habitude culturelle — devient pour lui une évidence inversée : si la distance se réduit, pourquoi ne pas réduire aussi l’empreinte ? C’est là que la logistique cesse d’être un détail pour devenir une philosophie : la mobilité n’est plus l’obstacle, elle devient la condition même du plaisir de grimper.
« Mettre en page un livre de 400 pages en deux mois, ça a été 16 heures par jour pendant 25 jours d’affilée »
Florian Garibal, co-auteur du topo
Et ce glissement n’est pas resté anecdotique. Très vite, ses ami·e·s s’y intéressent, intrigué·e·s par cette pratique qui, loin d’être une contrainte, prend l’allure d’une aventure plus simple et plus joyeuse. Les sorties se multiplient, la curiosité grandit, et Florian commence à en garder une trace. D’abord sous forme de récits bricolés sur un blog, La Crèmerie, qui finit par rassembler plusieurs centaines de lecteur·rices. Puis l’idée s’impose d’aller plus loin : « Ça faisait deux ans que je réfléchissais à faire un livre, c’était le moment », dit-il.
Du blog artisanal au livre-manifeste
Avec Fanny Audigé, illustratrice grenobloise, Florian décide de passer à l’échelle supérieure. Finies les anecdotes sur son blog. Cette fois, il s’agit d’assembler un monstre éditorial : 384 pages, 89 grandes voies, 41 secteurs, et l’ambition de faire tenir dans un seul objet ce que la plupart n’osent même pas imaginer.

Le projet avance comme une ascension longue : chaque longueur apporte son lot de frissons. D’abord convaincre les équipeurs, ce qui fut plus simple qu’attendu : « Comme on reverse de l’argent à l’équipement, ils ont tous dit oui directement. » Ensuite, naviguer entre parcs naturels, métro, transporteurs, institutions, chacun avec ses règlements et ses zones d’ombre. Puis la collecte, le vrai chantier : « Sur les 90 grandes voies, j’en ai eu 20 envoyées par la communauté, 40 que j’ai faites moi-même, et pour le reste j’ai contacté des gens directement. »
« Ça ne touche pas les gens de Brest ou de Bordeaux, mais ça montre qu’à l’échelle d’un territoire, il y a une vraie demande »
Florian Garibal
La petite communauté WhatsApp et la newsletter grossissent, chacun·e apporte sa pierre, ses photos, ses récits. À mesure que le topo prend forme, l’aventure cesse d’être celle d’un binôme pour devenir une cordée élargie. Et puis arrive le crux : la mise en page. « Mettre en page un livre de 400 pages en deux mois, ça a été 16 heures par jour pendant 25 jours d’affilée. » Là, plus de fissures ni de réglettes : seulement du texte, des images et des PDF. Une paroi abstraite, mais qui use tout autant.
Et au milieu de cette grimpe d’un autre genre, Florian découvre aussi un univers parallèle : celui de l’impression. Ses rouleaux de papier de plusieurs kilomètres, ses formats qui décident du gaspillage ou non. « C’était important de comprendre comment fonctionne un imprimeur pour choisir un format qui gaspille le moins possible. » Un topo qui parle de mobilité douce, mais qui pousse la cohérence jusque dans ses fibres de cellulose.
Le crowdfunding comme révélateur
À première vue, ça aurait pu rester une aventure discrète : un topo local, destiné aux Grenoblois·es motivé·es par le vélo ou le bus. Mais la campagne Ulule a fait office de test grandeur nature. Objectif affiché : 100 préventes. Un chiffre modeste, calibré pour rassurer et déclencher l’effet boule de neige. « L’objectif affiché, c’était 100, mais dans nos têtes, on en avait un autre », explique Florian, qui connaît bien les ficelles du financement participatif.
Résultat : presque 300 préventes en quelques jours. Et ce n’est pas anodin. Cela confirme qu’il existe bel et bien un désir d’alternatives, une appétence pour un imaginaire où l’on peut partir grimper autrement que moteur allumé. « Ça ne touche pas les gens de Brest ou de Bordeaux, mais ça montre qu’à l’échelle d’un territoire, il y a une vraie demande. »
« Les récits de voyage qu’on trouve en librairie parlent de destinations lointaines, souvent en avion, mais comme si le transport n’existait pas. Comme s’il y avait une téléportation »
Florian Garibal

Cette réussite ouvre d’ailleurs un horizon plus large : et si Escalades depuis Grenoble – Aventures sans voiture n’était que le premier tome d’une collection ? Florian et Fanny l’imaginent déjà : une maison d’édition capable de reproduire ce modèle ailleurs, en accompagnant des auteur·e·s locaux·ales. Une sorte de contrepoids aux géants du récit d’aventure, qui vendent encore à la pelle des voyages en avion maquillés en « retour à la nature ».
En somme, le crowdfunding donne corps à une intuition : la mobilité douce n’est plus un fantasme de marginaux, elle devient un désir collectif, assez fort pour s’incarner dans un livre.
Un projet politique assumé
Florian ne s’en cache pas : « Ce livre, c’est un projet politique ». Non pas au sens partisan, mais au sens le plus direct : déplacer les normes, changer le cadre de ce que l’on considère comme « normal » quand on parle de montagne. Il suffit d’ouvrir les rayons « voyage » ou « aventure » en librairie pour comprendre ce qu’il veut dire : des récits d’explorations lointaines, la plupart rendues possibles par un billet d’avion qu’on préfère passer sous silence. « Les récits de voyage qu’on trouve en librairie parlent de destinations lointaines, souvent en avion, mais comme si le transport n’existait pas. Comme s’il y avait une téléportation. Le problème, c’est que le plus gros impact, il est là, dans le trajet. »
« Ce qu’on veut, c’est qu’un jour, dans une librairie de montagne, la mobilité douce soit un choix parmi d’autres, et pas juste une curiosité marginale »
Florian Garibal
Refuser cette ellipse, c’est déjà une prise de position. Et c’est aussi ce qui a conduit à l’auto-édition. Pas question de déléguer le sens à une maison qui aurait lissé les angles ou imposé ses process. « On paye presque deux fois plus cher en travaillant avec la Manufacture des Deux Ponts, mais on reste alignés avec nos valeurs. » Le choix de cet imprimeur grenoblois, certifié ISO 14001, n’est pas un détail : c’est l’idée que la cohérence se joue dans chaque fibre du papier, jusque dans la manière dont les chutes sont recyclées.

En somme, Escalades depuis Grenoble – Aventures sans voiture est une déclaration : liberté artistique, cohérence écologique, exigence éditoriale. Trois piliers qui, mis bout à bout, déplacent l’objet « topo » du côté du manifeste.
Et après ?
L’avenir s’appelle Aventures sans voiture. Après Grenoble, les Pyrénées sont déjà évoquées, et d’autres massifs pourraient suivre. Mais il ne s’agit pas seulement de décliner le modèle, tome après tome : l’ambition est plus vaste. Il s’agit de peser dans l’imaginaire collectif, d’offrir aux grimpeur·ses autre chose que l’alternative entre la voiture obligatoire et le récit exotique qui commence par un embarquement discret dans un avion low-cost. « Ce qu’on veut, c’est qu’un jour, dans une librairie de montagne, la mobilité douce soit un choix parmi d’autres, et pas juste une curiosité marginale. »
Et les chiffres sont là pour rappeler que ce n’est pas une coquetterie idéologique mais une urgence bien concrète : 69 % des émissions du tourisme viennent du transport. Autrement dit, le problème n’est pas dans la verticalité des parois, mais dans l’horizontalité des trajets pour les rejoindre. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement « où grimper », mais bien « comment s’y rendre ».
Pendant la conversation, Florian le résume avec simplicité : « Pour nous, grimper sans voiture, ce n’est pas seulement réduire l’impact. C’est retrouver une forme de simplicité, une liberté d’inventer d’autres manières d’aller en montagne ». Derrière le pavé de 384 pages, on retrouve cette idée de fond : l’escalade n’est pas qu’un sport, c’est une manière d’habiter le monde.














