Aurélien Cirotte : les nouvelles voies du handicap
- Pierre-Gaël Pasquiou
- il y a 2 jours
- 9 min de lecture
À 44 ans, Aurélien Cirotte ne grimpe pas seulement contre la gravité, mais avec tout un passé chirurgical cousu dans son corps. Son pied gauche raconte une histoire d’opérations et de plâtres, sa mémoire est hantée par la douleur, et pourtant, il parle d’esthétique, de spiritualité et d’invention de nouvelles pratiques. Portrait d’un grimpeur qui a fait de son handicap une manière singulière d’habiter le rocher et, plus largement, de lire la vie.

Il y a des premiers souvenirs qui sentent la madeleine, d’autres la résine de sapin chauffée au soleil. Le premier souvenir d’Aurélien, lui, sent le désinfectant et le métal froid. « Je me souviens de la salle d’opération. On m’enlevait le plâtre. J’ai encore en tête la broche dans mon talon. » Difficile d’imaginer plus brutal comme entrée dans la vie. Et pourtant, c’est dans ce corps « bricolé », dans ce pied qui n’a jamais vraiment suivi le manuel, qu’il a construit son rapport au monde. « L’escalade m’a appris ce que je peux faire, et ce que je ne peux pas. » Entre lucidité et insoumission, il a tracé sa voie.
Héritages montagnards
Le décor initial est savoyard. Les Bauges, une famille « de montagne », un oncle accompagnateur, initiateur, directeur de colo, figure qui tenait autant du guide que du vieux sage du village. « J’ai découvert la montagne à travers lui. Le ski, la rando, l’escalade… mais aussi le four à pain qu’il avait remis en route ! », raconte Aurélien, mi-amusé, mi-nostalgique. Dans cet univers, tout semblait faire système : tailler une cuillère dans une branche, rallumer un four oublié, tracer une ligne dans une falaise. Trois façons différentes de dire la même chose : transformer la matière brute en possibilité. À six ans, il enfile son premier baudrier. La verticalité entre dans sa vie comme une évidence.
« Tant que je pouvais l’encaisser, je me sentais vivant »
Aurélien Cirotte
Mais l’autre versant est moins idyllique. Celui des opérations, des plâtres, de la marche hésitante. Un pied que la médecine s’acharne à « corriger », comme on redresse une pièce tordue. Chaque cicatrice rappelle que son corps n’a jamais été livré clé en main. Entre 1987 et 1992, l’école primaire se vit en deux langues : celle des cabanes et des montagnes, et celle des hôpitaux et des salles d’attente.
Puis vient l’adolescence. Le handball s’impose, refuge collectif, terrain de défouloir. L’esprit d’équipe, la chaleur des vestiaires, la sueur partagée : tout aurait pu coller. Mais les mots frappent parfois plus fort qu’un ballon. « On me renvoyait sans cesse à mon pied : si on gagnait, ça passait. Si on perdait, c’était de ma faute. » L’étiquette colle, lourde comme un scotch qu’on n’arrache jamais. La bascule est alors presque logique. « Par refus, ou par ras-le-bol des sports collectifs, j’ai choisi l’escalade. » Une pratique plus solitaire, certes, mais pas isolée. Le mur ne juge pas, il questionne. La contrainte ne condamne pas, elle devient moteur.
La douleur comme compagne
Il faut l’écouter pour comprendre : chez Aurélien, la douleur n’est pas une simple sensation, c’est un personnage. Une présence intime, presque une amante capricieuse, toujours là, jamais tout à fait invitée. « Tant que je pouvais l’encaisser, je me sentais vivant. » Il part grimper avec une canne planquée dans le sac, monte sur le mur comme on entre en résistance. La douleur devient repère, boussole tordue mais fiable. Jusqu’au jour où elle déborde, où encaisser ne suffit plus et où l’on se retrouve lessivé d’avoir trop voulu tenir.
Alors l’hypnose s’invite dans sa vie, comme un interrupteur secret. « J’ai débranché la douleur. Aujourd’hui, je revis sans. Mais je ne veux pas oublier. Si ça revient, je veux être prêt. » Dans sa bouche, ce n’est pas une phrase spectaculaire mais un avertissement lucide. La douleur a été une épreuve formatrice, mais il n’en idéalise pas le retour. Elle n’est plus un moteur mais une cicatrice active : une mémoire en veille.

Pendant ce temps, sur les tableurs des fédérations, rien. La douleur n’existe pas. « L’IFSC m’a répondu : la douleur, on ne sait pas la mesurer. Alors j’ai provoqué : "Je n’ai plus qu’à m’amputer, au moins ça sera mesurable". » Derrière la provocation, une évidence glaciale : l’institution n’a pas de case pour l’invisible, pas de place pour ce qui se vit mais ne se voit pas.
Quand le corps invente une autre esthétique
Pendant longtemps, Aurélien n’a pas vraiment grimpé avec deux jambes, mais avec une jambe et une ombre. La droite encaissait tout, la gauche se posait à peine, comme un figurant maladroit que l’on tolère sur scène mais qui n’a pas de texte. C’était son schéma corporel : un côté actif, l’autre en veille. Jusqu’au jour où la chiropraxie est venue fissurer ce script bien installé. « Pour la première fois, j’ai senti mes deux jambes en appui. Juste attendre un train et… découvrir un corps différent. » La scène est presque dérisoire : un quai, un train qui tarde, et soudain l’expérience intime d’un équilibre nouveau, une révélation muette.
Depuis, sa jambe gauche reste singulière. Elle n’a jamais appris la grammaire classique du geste. Pas de pointe académique, pas de ligne tirée au cordeau. Toujours une carre interne, un pied qui rentre vers l’intérieur, un désaxement permanent. Mais ce défaut, parfois, devient une arme. « J’ai déjà profité de cette position particulière pour trouver des mouvements qu’un valide n’aurait pas imaginés. » Le corps contraint ouvre un imaginaire parallèle.
« En tant que graphiste, je vois bien le message. Ce sont surtout les handicaps visibles qui passent. Ceux qui ont deux bras, deux jambes, restent dehors »
Aurélien Cirotte
Et c’est peut-être là que se loge l’essentiel : transformer une limite en vocabulaire. « On m’a dit : tu compenses tout, mais tu le rends. » Aurélien n’imite pas la technique, il la déforme, il la détourne. Ce qui pourrait passer pour une adaptation est en réalité une invention : une autre esthétique du mouvement, née dans l’interstice entre ce que la biomécanique exige et ce que son corps accepte de donner.
L’injustice fondatrice
La scène se déroule lors d’un stage d’initiateur falaise. Aurélien a tout coché : les manips, les relais, les consignes de sécurité, les aménagements gérés seul, sans chichi. Le jury salue le travail, valide le niveau, reconnaît la compétence. Puis le couperet tombe : refus. « On me dit : tu as réussi, mais tu ne peux pas l’avoir. C’était violent. » Le diplôme d’initiateur falaise lui est refusé, malgré la réussite du stage. Une phrase qui contient en elle toute l’absurdité : félicité et disqualifié dans le même souffle.
« Voir Solenne Piret ou Thierry Delarue grimper, c’est porteur d’une image forte, incontestable. Moi, c’est plus subtil »
Aurélien Cirotte
L’explication est bureaucratique : pas de cadre légal pour certifier une personne en situation de handicap. On préfère « protéger », éviter de prendre la responsabilité. Protéger qui, au juste ? L’institution d’elle-même, plus que l’intéressé. Alors Aurélien se bat. Un an de courriers, une lettre ferme de son club, des échanges avec la fédération. Gain de cause, finalement. Mais la cicatrice symbolique reste, aussi nette qu’une suture mal fermée. « Ce moment m’a mis les deux pieds dedans. Avant, je doutais encore de ma légitimité. Là, il n’y avait plus de doute. »

Aujourd’hui, il reconnaît des progrès : une page para-escalade sur le site de la FFME, des formations spécifiques, des journées de détection. Des signaux positifs, oui, mais qui ne suffisent pas. « Il faut que ça descende dans tous les clubs. » L’injustice fondatrice a donc laissé une trace paradoxale : elle a blessé, mais elle a aussi forcé l’institution à s’ouvrir. Une brèche s’est créée, et il s’y est engouffré.
Jeux, images et hiérarchies
La para-escalade fera son entrée aux Jeux Paralympiques de Los Angeles. Une victoire pour la discipline, mais une victoire sélective. Car toutes les catégories n’y seront pas conviées. Les RP1 — amputés — seront là. Mais les RP3, comme Aurélien, resteront à quai. « En tant que graphiste, je vois bien le message. Ce sont surtout les handicaps visibles qui passent. Ceux qui ont deux bras, deux jambes, restent dehors. »
Il dit cela sans aigreur, calmement, mais la lucidité claque fort. L’institution a beau parler de critères sportifs, elle envoie un signal clair : ce qui compte, c’est l’image. Le handicap doit se voir pour exister dans le grand récit paralympique. Une jambe manquante ou un bras absent, ça se montre, ça frappe, ça s’imprime dans la rétine et ça cadre bien dans une affiche. Un pied atrophié, une douleur invisible, un corps qui compense en silence ? Trop subtil. Pas assez spectaculaire.
Aurélien l’a compris. « Voir Solenne Piret ou Thierry Delarue grimper, c’est porteur d’une image forte, incontestable. Moi, c’est plus subtil. » Ce n’est pas seulement une question de performance, c’est une question de dramaturgie. Le paralympisme, comme l’olympisme, a besoin de héros. Et dans cette mise en scène mondiale, certains handicaps valent médailles et lumière, d’autres sont renvoyés aux coulisses. La hiérarchie n’est pas seulement médicale ou sportive : elle est esthétique. On choisit ce qui fait image, ce qui raconte bien une histoire. Le reste, on l’écarte.
Spiritualité et transmission
Sortir de la douleur n’a pas seulement offert un répit, il a ouvert pour Aurélien une dimension inédite, presque insoupçonnable. Pendant des années, il avait vécu sous la tyrannie de la souffrance, calibrant chacun de ses gestes à l’aune de ce qu’il pouvait ou non encaisser. Et puis, soudain, un monde s’est entrouvert : « Crocheter un talon gauche, courir à nouveau… des choses impossibles sur le papier que je peux faire ». Ces gestes minuscules, invisibles pour le reste du monde, prennent pour lui la valeur d’un séisme intime. Ce n’est pas la performance qui compte, c’est l’expérience : découvrir qu’un mouvement qu’il croyait interdit devient soudain possible.

Il parle de spiritualité. Pas celle des dogmes ni des grands mots, mais une spiritualité du corps, physique, matérielle. Un état où l’on sent, dans chaque fibre, ce qui se rejoue. Comme si le corps, longtemps réduit à ses limites, retrouvait une part d’esprit, une clarté nouvelle. Le simple fait de poser son poids sur deux jambes devient une méditation, courir quelques mètres devient une forme d’extase discrète. Non pas religieuse, mais intensément existentielle : une manière de réapprendre à habiter sa propre carcasse.
« On ne dit pas un handicapé. On dit une personne en situation de handicap. Les mots orientent le regard — et le regard, la pratique »
Aurélien Cirotte
Et demain ? Aurélien ne s’illusionne pas : son corps vieillit, la compétition ne sera pas éternelle. Mais tant qu’il peut, il continuera les championnats de France, parce que le goût d’aller « voir jusqu’où ça tient » reste intact. L’autre horizon, plus profond, c’est la transmission. Non pas une transmission verticale, professorale, où l’on transmettrait un savoir figé. Plutôt une mise en mouvement, une impulsion donnée. « Dire à d’autres que c’est possible. Leur faire gagner du temps. »
Il sait la valeur de ces relais, parce qu’il en a bénéficié. Des rencontres qui changent un parcours, un mot juste qui renverse une certitude. Pour lui, transmettre, c’est occuper cette place modeste mais décisive : être la preuve vivante que d’autres possibles existent. Pas construire une école, mais ouvrir une brèche. Pas imposer un modèle, mais donner l’élan qui permettra à quelqu’un d’aller plus loin que lui. C’est peut-être là, finalement, la vraie spiritualité qu’il revendique : non pas seulement réapprendre son propre corps, mais offrir à d’autres la possibilité de se réinventer.
« Dire que c’est possible »
À la fin de l’entretien, Aurélien ne cherche ni posture héroïque ni effet de manche. Pas de grande phrase rédigée à l’avance, juste quelques mots qui reviennent, et qui disent l’essentiel : « Dire que c’est possible ». Possible de grimper avec une jambe bricolée, avec un pied qui refuse l’orthodoxie biomécanique. Possible de transformer la douleur en mémoire plutôt qu’en prison, de l’assumer comme cicatrice active sans la laisser devenir geôlière. Possible d’inventer des gestes différents, des pratiques adaptées, de sortir des cases préfabriquées par l’institution. Possible, enfin, de changer les mots, et à travers eux, les regards.
Car les mots ne sont pas accessoires. « On ne dit pas un handicapé. On dit une personne en situation de handicap. Les mots orientent le regard — et le regard, la pratique. » C’est une bataille symbolique, mais une bataille décisive : dans la bouche des autres, se joue déjà une part de ce qu’on nous autorise à être.
Et si, finalement, tout portrait d’Aurélien devait se résumer à cette obstination-là : faire sentir que le réel est toujours plus large que les cadres qu’on lui impose. Son corps, il l’a appris comme on apprend une voie complexe, exigeante, parfois douloureuse. On croit que c’est verrouillé, et puis on trouve une prise oubliée, une alternative, un pas de côté qui rend l’ascension possible. « Dire que c’est possible », ce n’est pas un slogan : c’est un style de vie. Une manière d’habiter la verticalité et, au-delà, de rappeler que chaque mouvement — même contraint — peut encore être une invention.