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Archiver le relief : un danseur vertical face à l’effondrement

Dernière mise à jour : il y a 2 jours

Quand les Alpes s’effondrent, certains bétonnent. D’autres prennent acte et gravent les gestes des grimpeuses et grimpeurs en archive poétique. À mi-chemin entre témoignage sensible et manifeste discret contre l’oubli, la démarche d’Aster Verrier redonne corps à un patrimoine en mutation accélérée.


Archiver le relief Aster Verrier
© Aster Verrier

Au commencement était le mouvement. Celui du rocher qui se fissure, du glacier qui fond, du sommet qui s’efface. Face à ces bouleversements du paysage alpin, que peut faire un grimpeur, sinon tenter de préserver quelque chose du relief condamné ? L’artiste et grimpeur Aster Verrier répond à cette question par une pirouette aussi conceptuelle que poétique : il archive les gestes éphémères des grimpeurs, chorégraphies invisibles d’une pratique menacée par la disparition de ses supports naturels.


Dans ce projet au croisement de la grimpe, de l’art contemporain et de l’anthropologie gestuelle, Aster ne célèbre pas la performance brute, cette course effrénée à la croix et aux cotations extrêmes. Il préfère le discret, l’imperceptible, la beauté intime d’un mouvement qui échappe à la tyrannie du spectaculaire. Rencontre avec celui qui a fait de l’archive un geste engagé, et de l’escalade une danse contemplative.


De l’art délicat de grimper autrement


À Saint-Gervais-les-Bains, petit théâtre bourgeois des Alpes, il fallait bien une forme d’art subtilement provocatrice pour questionner les certitudes locales sur ce qu’est véritablement l’escalade. Dans cette vallée où la performance alpine est souvent ramenée à une sorte de trophée social, Aster Verrier installe un projet en forme de contrepoint : ici, pas de héros en doudoune Arc’teryx, mais des silhouettes anonymes, dépouillées jusqu’à l’essence du mouvement.


« La disparition des reliefs mythiques comme le pilier des Drus n’est pas un fantasme futuriste, elle se déroule sous nos yeux »

« J’ai voulu sortir des clichés de l’escalade-performance pour revenir à ce qu’elle a d’universel et d’intime : le geste », nous explique-t-il. Pour ce faire, il est allé au contact des grimpeuses et grimpeurs locaux, des pros aux anonymes, qu’il a suivis et filmés avec une GoPro sur le casque. L’objectif ? Constituer une chorégraphie minutieuse des itinéraires, non pour figer une difficulté, mais pour capter une émotion. « Certains mouvements n’ont rien de spectaculaire, admet-il volontiers, mais leur valeur se révèle dans ce qu’ils évoquent pour les grimpeurs eux-mêmes. »


Archiver le relief Aster Verrier
© Aster Verrier

Cette approche anthropologique du mouvement, délicate et profondément intellectuelle, tranche avec la culture dominante du spectacle sportif. Il ne s’agit plus de savoir qui grimpe le plus haut, mais comment un corps dialogue intimement avec le rocher.


De la compétition à la contemplation : une trajectoire radicale


Le parcours d’Aster Verrier n’est pas anodin. Ancien compétiteur, formé à l’école sévère du haut niveau, il en garde un goût ambivalent pour l’escalade sportive, mais finit par lui préférer l’art, « parce que grimper tous les jours à 15h était incompatible avec les horaires des cours ». Un choix assumé, confirmé par son exil aux Pays-Bas, où l’absence quasi totale de relief aiguise paradoxalement son regard sur la verticalité.


« Ce que j’archive, c’est une émotion qui n’a rien à voir avec la difficulté brute, mais avec le sens profond qu’un mouvement peut revêtir pour celui qui l’effectue »

C’est là-bas, loin des parois alpines, qu’il imagine d’abord une dystopie où tout relief aurait disparu sous les effets du dérèglement climatique. Le projet est d’abord fictionnel avant de devenir très concret à son retour dans les Alpes, lorsqu’il réalise que cette dystopie est en train de devenir réalité : « La disparition des reliefs mythiques comme le pilier des Drus n’est pas un fantasme futuriste, elle se déroule sous nos yeux ».


Sa réponse sera donc esthétique autant que politique : constituer une mémoire gestuelle de ce patrimoine éphémère. L’archive devient ainsi une réponse subtile mais absolue au problème posé par l’effacement inexorable du paysage.


Une archive sensible pour un patrimoine invisible


Mais comment conserver la mémoire d’une voie quand son support est voué à disparaître ? Pour Aster Verrier, la réponse ne réside ni dans les images convenues du rock trip, ni dans la sacralisation des exploits athlétiques. « Ce que j’archive, c’est une émotion qui n’a rien à voir avec la difficulté brute, mais avec le sens profond qu’un mouvement peut revêtir pour celui qui l’effectue. »


« J'espère que mon projet convoque un imaginaire contemplatif, pas forcément celui du rush à la montagne, d'aller faire des croix, mais plutôt d'en profiter »

De fait, sa sélection des voies se révèle volontairement éclectique : une grimpeuse sélectionne ainsi un itinéraire moyen sur le papier, mais précieux pour elle parce qu’il lui rappelle ses heures de spéléologue. Archiver ces gestes-là, c’est préserver une mémoire intime qui échappe totalement aux médias dominants de la grimpe. En ce sens, Aster Verrier propose un contre-récit de l’escalade contemporaine, où l’intime supplante l’égo et où la mémoire sensible prime sur la performance quantifiable.


Une démarche politique sans slogan


La force de l’approche d’Aster Verrier tient aussi à sa discrétion : aucune posture militante explicite, mais un manifeste implicite, perceptible dans chaque choix artistique. « Mon projet, c'est une proposition d'archivage qui est questionnable, qui omet pas mal de choses. Ça ne parle pas forcément des discussions autour du climat, autour de la manière de pratiquer l'escalade. J'espère que mon projet convoque plutôt un imaginaire contemplatif, pas forcément celui du rush à la montagne, d'aller faire des croix, mais plutôt d'en profiter. »


Aster Verrier rappelle que si le relief disparaît, la mémoire gestuelle, elle, peut continuer à vivre.

Dans ce contexte, l’exposition présentée à Saint-Gervais jusqu’au 21 septembre prend un sens particulier. Les visiteurs non-initiés découvrent une grimpe débarrassée de ses codes sportifs, tandis que les grimpeuses et grimpeurs aguerris interrogent leurs propres pratiques. « Le plus étonnant, c’est la réception très positive de la communauté grimpe, qui pourtant sait bien ce que mes archives laissent de côté », souligne l'artiste.


Archiver le relief
© Aster Verrier

C’est précisément ce que Aster recherchait : ouvrir un espace de dialogue subtil mais fécond, loin des performances spectaculaires, pour penser collectivement la mémoire du paysage et la place du geste humain dans cette transformation radicale.


Un patrimoine vivant malgré l’effondrement


En archivant les gestes des grimpeurs, Aster Verrier ne prétend évidemment pas sauver les montagnes de leur effondrement annoncé. Mais il rappelle que si le relief disparaît, la mémoire gestuelle, elle, peut continuer à vivre.


Son projet, riche de sens et chargé d’une émotion contenue, invite ainsi à dépasser la simple nostalgie d’un paysage en voie de disparition pour envisager l’avenir avec une sensibilité nouvelle. Une danse verticale, fragile et précieuse, qui témoigne que même dans l’effondrement, quelque chose de fondamental demeure : le mouvement, cette poésie silencieuse des corps accrochés au vide.


L’exposition Archiver le relief d’Aster Verrier est à découvrir au musée de Saint-Gervais-les-Bains jusqu’au 21 septembre 2025. Plus d’infos sur le site du musée de Saint-Gervais.

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