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Le Sexe des pierres : l'obsession minérale de David Wahl

Falaise, dalle, caillou : dans le vocabulaire des grimpeur·ses, le rocher est souvent réduit à un support de prises, un « bon grain » ou une « adhérence pourrie ». Avec Le Sexe des pierres, publié chez Premier Parallèle, l’auteur et comédien David Wahl rappelle que la pierre est d’abord une histoire compressée – biographique, géologique, politique. Alors que son nouveau texte L’Homme-Poisson vient de paraître et est joué les 3 et 6 décembre à l’Aquarium tropical du Palais de la Porte Dorée, à Paris, il propose une autre façon de regarder le rocher… et nos corps perchés dessus.


Le Sexe des pierres
(CC) Kaja Sariwating / Unspash

À première vue, rien ne destinait Le Sexe des pierres à atterrir dans un média d’escalade. Le texte est né d’une performance au Festival d’Avignon, Nos cœurs en Terre, imaginée avec le sculpteur et performeur Olivier de Sagazan. Les Hommes paysages, qui lui fait suite dans le même volume, est issu d’une commande autour des travaux de l’explorateur Christian Clot et de l’ADN Dance Living Lab. Sur le papier, on est donc à mille kilomètres d’un topo. Mais David Wahl, l'auteur, fait d’emblée un geste qui accroche immédiatement le monde de la grimpe : il se choisit un·e lecteur·rice façonné·e par le minéral.


Dans son adresse liminaire, il dessine ce profil idéal avec une précision troublante : celles et ceux pour qui les chaos de granit sont des portiques, les montagnes des lieux de rêveries, la boue et l’argile une forme de caresse. Il résume ce rapport en une formule qui pourrait être collée à la porte de n’importe quelle salle de bloc : « Tu aimes passionnément les cailloux ». Ce·tte lecteur·rice-là, grimpeur·se ou pas, devient le fil rouge d’un récit qui brasse géologie, cabinets de curiosités, théologie, pornographie boueuse et archéologie des fossiles. Surtout, il invite à quitter le réflexe utilitariste – la prise comme simple objet à serrer – pour revenir à ce que signifie toucher la pierre : entrer en contact avec un temps qui n’est pas le nôtre.


Le rocher comme archive


Dans Le Sexe des pierres, David Wahl remonte loin en arrière, très loin. Il raconte la grotte de l’Hyène, à Arcy-sur-Cure, où des archéologues ont retrouvé des centaines de fossiles accumulés par des Néandertaliens ou des premiers Sapiens. Ces fossiles ne servent à rien, sinon à être regardés. Il rappelle qu’on les a baptisés « sémiophores », des objets « porteurs de signification » qui témoignent de notre premier étonnement devant ces formes hybrides, à mi-chemin entre caillou et animal. Le texte bascule ensuite dans la mémoire intime : l’auteur enfant qui ramasse des fossiles au pied des falaises, le marteau à la main, les poches pleines de trilobites. « Les fossiles, ça me bouleverse. Tu m’offres un fossile de trilobite, je m’envole au septième sous-sol », écrit-il, avant de décrire cette « page pétrifiée » qui lui crie qu’ « entre la roche et nous est tissée une parenté secrète ».


Un avant-bras de bloqueur·se se lit comme une coquille Saint-Jacques : superposition de saisons, de lieux, de styles.

Pour des grimpeur·ses habitué·es à poser leurs doigts sur le calcaire sans toujours se demander ce qu’ils tiennent exactement, ce genre de phrase fait l’effet d’un petit rappel à l’ordre. David Wahl rappelle au passage ce que tout·e géologue sait mais que peu d’entre nous ont vraiment intégré : le calcaire sur lequel on grimpe n’est pas une masse anonyme mais l’accumulation de milliards de micro-organismes sous-marins fossilisés. Marcher au pied d’une falaise, c’est se promener dans un cimetière marin verticalisé. Grimper dessus, c’est s’agripper à des squelettes. Cette manière de réinscrire la paroi dans une histoire longue – des océans primordiaux jusqu’au mur d’Avignon en passant par la grotte préhistorique – déplace le regard : la falaise cesse d’être un simple « spot » pour redevenir un lieu chargé, presque trop, d’ancêtres invisibles.


Les humain·es-parois


Avec Les Hommes paysages, David Wahl inverse la focale : il ne s’agit plus de projeter du sens sur les pierres, mais de voir comment les paysages écrivent en nous. L’ouverture du texte raconte ces scientifiques qui lisent, dans les stries des coquillages, les températures de l’eau, la richesse planctonique, les tempêtes, bref l’histoire complète de l’écosystème qui les a façonnés. « Le monde, qui les a façonnés, peut en quelque sorte se lire dans leur corps », résume-t-il. Puis viennent les exemples spectaculaires : les Indien·nes Bajau, nomades de la mer capables de plonger à plus de 70 mètres et de rester treize minutes en apnée, dont la rate agrandie permet de stocker davantage d’oxygène. Les Kaweskars de Terre de Feu, capables de survivre quasiment nu·es dans un environnement où se succèdent une vingtaine d’épisodes climatiques extrêmes par jour, grâce à une thermogenèse remodelée, à la graisse de phoque et à un mode de vie entièrement ajusté à ce « bout du monde » battu par les vents.


Là encore, le détour éclaire la verticale : à défaut d’apnées de treize minutes, le corps des grimpeur·ses est lui aussi un palimpseste. Les épaules marquées par les années de dévers, les doigts déformés par les arquées, la peau tannées par l’alternance résine / grès / calcaire composent une sorte de stratigraphie du geste. Vu depuis Wahl, un avant-bras de bloqueur·se se lit comme une coquille Saint-Jacques : superposition de saisons, de lieux, de styles.


Nommer la pluie, nommer les voies


La force du texte de Wahl n’est pas seulement biologique. Elle est aussi linguistique. À propos des Kaweskars, il rappelle que ce peuple a choisi de faire alliance avec une terre objectivement hostile, non en la domptant, mais en la nommant. Cette pluie qui tombe presque sans discontinuer, ils l’ont enveloppée de plus de vingt mots, pour dire sa force, son épaisseur, ce qu’elle fait au sol et à la peau. Comme les Inuit et leurs dizaines de mots pour la glace, ils ont « fait entrer en eux, en leur esprit, le monde qui les cernait, pour s’y faire une place ». On est ici très loin de l’anecdote ethnographique : ce que décrit Wahl, c’est un mécanisme que les grimpeur·ses connaissent bien, parfois sans le formuler. Chaque falaise, chaque salle, chaque mur finit par produire sa micro-langue : noms de voies, surnoms de sections, adjectifs locaux pour qualifier une dalle « typée pieds » ou un surplomb « old school ». Nommer une ligne, c’est la faire exister dans une communauté de pratiques. Effacer un secteur, interdire un accès, c’est aussi effacer tout un réseau de mots, de récits, de gestes partagés. En filigrane, Les Hommes paysages pose une question que le monde de l’escalade commence seulement à regarder en face : que se passe-t-il quand les milieux qui nous ont façonné·es – falaises, carrières, blocs, mais aussi clubs et salles – disparaissent, se normalisent ou se privatisent ? Que devient le langage, donc la mémoire, donc notre manière d’habiter ces lieux ?


Une interrogation qui se prolonge aujourd’hui dans un autre élément : l’eau. L’Homme-Poisson, le nouveau texte de David Wahl, vient de paraître chez Premier Parallèle. L’œuvre est aussi un spectacle, créé à l’Aquarium tropical du Palais de la Porte Dorée, à Paris. La pièce – 1h15, à partir de 14 ans – est jouée le mercredi 3 décembre 2025 à 19h et le samedi 6 décembre 2025 à 17h, dans l’auditorium Marie-Curie, avant une tournée nationale. Les représentations sont annoncées comme gratuites sur réservation. L’Homme-Poisson poursuit l’exploration d’un motif qui traverse désormais l’œuvre de Wahl : notre « poisson intérieur », ce que nous devons encore à la mer, biologiquement et symboliquement, dans un monde où l’océan se réchauffe, s’acidifie, se vide de ses espèces.


La continuité avec Le Sexe des pierres et Les Hommes paysages est nette : il s’agit toujours de rappeler que nos corps ne flottent pas au-dessus du monde, mais qu’ils sont faits de paysages, de climats, de milieux – de roches, de terres et désormais de courants et de marées. Dans la note finale du livre, l’auteur résume cette intuition en une phrase qu’on pourrait reprendre telle quelle comme programme éditorial : ces histoires courtes creusent la conviction que « regarder autour de soi, c’est regarder en soi-même. »


Pourquoi ça nous concerne


Qu’est-ce que tout cela change, concrètement, pour un public de grimpeur·ses ? Probablement pas la cotation de votre projet ni le nombre de séances de renforcement à caler dans la semaine. Mais ces textes déplacent la focale. Ils rappellent que grimper sur du rocher, ce n’est pas seulement évoluer dans un « terrain de jeu » naturel, mais s’inscrire dans une épaisseur d’histoires : celles des fossiles sur lesquels on pose ses chaussons, des populations qui ont habité ces reliefs, des mots qui ont nommé puis parfois effacé ces lieux. Ils rappellent aussi que les corps qui s’acharnent sur un bloc de grès ou des prises en plastique sont des « hommes-paysages », des humain·es-paysages, porteur·ses de la marque des falaises comme des villes, des salles comme des océans.


À l’heure où l’escalade oscille entre sport olympique, produit de loisirs urbain et pratique de pleine nature sous pression, la proposition de David Wahl fonctionne comme un contre-champ utile : plutôt que rêver de « maîtriser » le milieu, accepter que nous faisons partie de la même matière – que « la Terre serait notre premier ancêtre », écrit-il ailleurs, et que « entre la roche et nous est tissée une parenté secrète ». Le reste appartient aux lecteur·rices de décider où ils posent désormais leurs doigts – et ce qu’ils entendent, en silence, dans les parois qu’ils grimpent.

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