Grimper à 72 ans : Ian Elliott, ou comment durer
- Pierre-Gaël Pasquiou
- 25 juin
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 3 juil.
Dans IAN, court-métrage du réalisateur australien Matt Raimondo, on suit Ian Elliott, 72 ans, grimpeur discret et méthodique qui continue d’enchaîner des voies en 7a comme on entretient une langue oubliée. Pas pour battre un record, mais pour continuer à penser avec son corps. Le film ne cherche pas l’exploit, ni l’émotion facile : il capte autre chose, plus rare — une intelligence du geste, une persistance du lien au monde, une forme de résistance douce à l’idée que vieillir, c’est cesser.

On s’attend à ce que l’escalade vieillisse mal. À ce que les corps trop expérimentés décrochent, que les plus de cinquante ans migrent vers la randonnée, les nœuds de chaise, les récits de jeunesse. L’imaginaire vertical valorise la progression, la précocité, la puissance. Ce qu’il valorise rarement, c’est la continuité. Dans IAN, c’est pourtant elle qui occupe tout l’espace : celui d’un homme qui grimpe depuis ses cinquante ans passés, sans jamais avoir été jeune prodige ni performer hors normes. Ian Elliott ne cherche ni à ralentir le temps, ni à le nier. Il l’habite. Et c’est là que réside toute la force de ce court film : dans ce qu’il dit d’un rapport au vieillissement qui ne relève ni de la nostalgie, ni de la revanche, mais d’une politique de la présence.
Commencer tard, sans rattraper
Ian Elliott a découvert l’escalade après 50 ans. Pas par défi, mais parce que c’était là. Un club de randonnée, des sorties canyoning, puis le besoin de continuer, même après que sa compagne ait dû lever le pied. « Je montais à six ou huit mètres du sol et je me disais : qu’est-ce que je fous là ? Remettez-moi sur la terre ferme. » Il n’y avait pas de rêve enfoui, pas d’obsession. Seulement l’envie de rester dehors, de garder un lien avec un monde concret, minéral, exigeant. « Ce n’était pas une obsession. Juste un désir d’être dehors », dit-il sans emphase. La grimpe n’est pas venue combler un vide, elle s’est simplement greffée à une trajectoire de vie faite d’exploration géologique et de rapport physique au terrain. Et depuis, il grimpe plusieurs fois par semaine.
« Parfois je me réveille avec des douleurs. Mais une fois que je suis sur le rocher, je ne pense plus à ça. Je pense juste au mouvement suivant »
Le cœur du film est ancré à Coolum Cave, une arche volcanique située sur la Sunshine Coast (Australie), à quelques centaines de mètres à peine de l’océan Pacifique. Enclavée dans le flanc sud-est du Mount Coolum — une intrusion magmatique massive et solitaire —, la grotte est devenue en vingt ans un repaire d’acharnés, un laboratoire vertical pour grimpeurs techniques et obstinés. L’endroit est connu pour ses lignes en dévers continu, son absence de repos, sa brutalité. « Tu ne vois pas ce genre de formations ailleurs dans le monde », commente Elliott, dans un mélange d’étonnement et d’analyse terrain. C’est là qu’il a enchaîné Screaming Insanity (5.12a/26, soit 7a+ en cotation française), mais aussi une 28 australienne (5.12d, équivalent 7c), juste avant ses 70 ans. Ce ne sont pas des performances isolées. Elles s’inscrivent dans une routine. « Si tu veux atteindre quelque chose, faut t’y mettre. Rien ne vient tout seul ».
Pas de miracle, pas de génétique hors norme. Juste du travail, une capacité à répéter, à sentir, à adapter.
Vivre contre le bruit
Le plus frappant chez Ian Elliott, c’est sa manière de ne pas chercher à exister pour les autres. Pas de compte Instagram, pas de sponsor. Pas même de posture. « Je n’ai jamais pensé que l’escalade, c’était pour prouver quelque chose aux autres. Je grimpe pour moi ». Pas par défi, mais par cohérence. Parce que l’escalade, à cet âge, n’est plus un sport : c’est un cadre. Un moyen de structurer la semaine, de garder un corps disponible, de maintenir une attention. « Parfois je me réveille avec des douleurs. Mais une fois que je suis sur le rocher, je ne pense plus à ça. Je pense juste au mouvement suivant ». C’est une ascèse, au sens propre. Ni spectaculaire ni contemplative. Une manière d’habiter un corps vieillissant sans se résigner à l’abandon ni tomber dans le sur-compensatoire.
« Tu ne sais pas combien de temps tu peux encore grimper à ce niveau… jusqu’à ce que tu ne puisses plus »
Dans un monde saturé d’accélération, de jeunes grimpeurs en 9a+ à 15 ans, de records de vitesse brandis comme accomplissements absolus, Elliott représente une dissonance. Il ne refuse pas la modernité. Il grimpe sur des points, sur des lignes dures. Mais il le fait à sa manière : lentement, régulièrement, méthodiquement. IAN capte cette dissonance avec finesse. Le film évite les effets. Il observe, il accompagne. Il montre une forme de rapport au rocher qui ne cherche pas à dominer, mais à s’accorder. Et ce faisant, il déplace le centre de gravité de ce qu’on appelle « la performance ».
« Tu ne sais pas combien de temps tu peux encore grimper à ce niveau… jusqu’à ce que tu ne puisses plus. Et si tu continues à grimper, à t’entraîner… combien de temps tu peux encore y arriver ? » La phrase est lancée sans pathos. Elle suspend le film sur une ouverture, pas une conclusion. IAN c’est un moment de lucidité. Un rappel que ce qui compte, ce n’est pas d’aller plus haut. C’est d’être encore là.