Grimpe ton quartier : un mur de bloc au pied des HLM
- Pierre-Gaël Pasquiou
- il y a 2 jours
- 11 min de lecture
À Toulouse, un mur de bloc qui se gare au pied des HLM, entre parkings et halls d’immeuble. Porté par l’association Amassa Climb, le projet « Grimpe ton quartier » promet insertion, lien social et « escalade pour tou·tes ». Dans la réalité, il bricole avec le froid, les financements, les habitudes de quartier – et oblige surtout le petit monde de la grimpe à regarder en face ses propres angles morts.

Les jours où le mur arrive, le paysage se décale légèrement. On déplie la structure, on verrouille les pièces métalliques, on aligne les crash-pads. Les prises ont la même esthétique que dans n’importe quelle salle « urbaine », sauf qu’ici, elles s’accrochent devant des façades crépies, sous des fenêtres où sèchent des draps, face à des parkings saturés. Les enfants ralentissent à vélo, des mères de famille s’arrêtent un instant, des retraité·es descendent « voir ce que c’est ». Ce n’est pas une tournée promotionnelle pour une nouvelle salle, ni un shooting pour une marque d’outdoor. C’est « Grimpe ton quartier », un projet d’insertion sociale qui prend au sérieux l’idée d’amener l’escalade au cœur de trois territoires de l'agglomération de Toulouse – Bellefontaine, Cugnaux, Beauzelle – en partenariat avec un bailleur social, une structure d’insertion par le sport et une poignée de financeurs bien identifiés. Au centre, il y a Amassa Climb, association toulousaine qui s’est donnée pour mission de rendre la grimpe accessible à des personnes en difficulté sociale ou en situation de handicap.
Et il y a un visage, celui d’Alexandre Mertz. Ancien espoir de la compétition, passé par l’informatique avant de tout lâcher, il coordonne aujourd’hui, en grande partie bénévolement, une association qui installe des murs de bloc au pied des tours. « Moi, qu’est-ce que je peux proposer ? Je peux proposer de l’escalade. »
Un mur au pied des tours
L’histoire commence bien avant la première séance à Bellefontaine. Adolescents, Alexandre Merz et Mathilde Becerra se retrouvent dans le même groupe d’entraînement à Toulouse, autour de Solo Escalade. Elle deviendra membre de l’équipe de France, lui obtiendra un statut de sportif de haut niveau, avant de quitter le radar des compétitions vers 2010. Quelques années plus tard, leurs trajectoires se croisent à nouveau, cette fois sur un terrain bien plus social.
« Pour moi, c’est plutôt politique. On est quelques-un·es dans l’asso à vouloir repolitiser l’escalade, à questionner ses valeurs historiques et ses valeurs actuelles »
Alexandre Mertz, bénévole pour Amassa Climb
Entre-temps, Mathilde a travaillé avec ClimbAID, une ONG suisse qui a imaginé un mur de bloc sur camion pour aller grimper avec des jeunes réfugié·es syriens au Liban. De retour en France, elle partage cette expérience avec son compagnon Romain Dinis, qui sort lui d’un projet sportif en Inde avec des jeunes de bidonville. L’idée surgit presque naturellement : et si ce type de dispositif n’était pas réservé aux camps « là-bas » mais expérimenté « ici », dans les quartiers populaires de l’agglomération toulousaine ? Amassa Climb naît avec cette boussole claire : utiliser l’escalade comme levier d’inclusion, en partenariat avec des structures sociales, en intervenant dans les salles de la ville mais aussi en extérieur, sur des projets sur mesure.
Quand Alexandre Mertz revient vivre à Toulouse après le Covid, il retrouve Mathilde, découvre l’association, la suit de loin sur les réseaux, puis finit par répondre à un appel à bénévoles. Il voulait « juste » passer un brevet d’initiateur pour donner un peu de temps. Il passe finalement un CQP d’animateur·rice escalade – un certificat de qualification professionnelle qui permet d’encadrer légalement contre rémunération en salle – quitte son métier d’informaticien, devient moniteur à temps plein, salarié par des salles ou des clubs, mais bénévole pour l’essentiel de son travail à Amassa. Le décor est planté : une petite structure très engagée, beaucoup de temps bénévole, un réseau déjà solide dans les salles de la ville, et l’envie d’emmener la grimpe ailleurs que sur les murs habituels.
Amassa, version politique
Lorsqu’il décrit l’association, Alexandre Mertz insiste sur deux axes. D’abord, l’accès : « Rendre l’escalade accessible à des publics qui n’y ont pas accès, que ce soit pour des raisons financières, médicales, culturelles ». Les séances sont montées avec des équipes de foyers, d’hébergements d’urgence, d’associations de quartier, de dispositifs pour personnes exilées, de structures d’accompagnement du handicap. L’escalade y est ouvertement utilisée comme médiation : un support pour travailler l’autonomie, la confiance, la gestion de la peur, la coopération dans un groupe. Ensuite, la circulation des pratiques : former des moniteur·rices, organiser des rencontres interprofessionnelles, documenter ce qui marche et ce qui coince. Les techniques de médiation développées à Amassa Climb sont pensées pour infuser dans les clubs et les salles commerciales, qui accueillent elles aussi des publics en fragilité, souvent sans outils adaptés.

Derrière cette organisation très concrète se cache une lucidité politique assez rare dans le monde de la grimpe. « On met l’escalade sur un piédestal et on ne se rend pas compte de combien elle est excluante, en fonction des classes sociales, de la culture », note Alexandre Merz. La plupart des salles sont fréquentées par des pratiquant·es blanc·hes, relativement diplômé·es, plutôt classes moyennes ou supérieures. L’image d’un sport de liberté, accessible à tou·tes, masque mal une réalité de tarifs, de localisation, de codes implicites.
« Pour moi, c’est plutôt politique, dit-il simplement. On est quelques-un·es dans l’asso à vouloir repolitiser l’escalade, à questionner ses valeurs historiques et ses valeurs actuelles. » À la différence de certains discours très abstraits sur le « sport citoyen », cette politisation-là commence par un constat de blanchité sociale, et par le fait d’aller physiquement là où la grimpe ne va pas.
Un mur qui bouge
Le projet « Grimpe ton quartier » est la prolongation directe de cette réflexion. Officiellement, il rassemble cinq partenaires : Amassa Climb, pour la partie escalade. Patrimoine SA Languedocienne, un important bailleur social toulousain qui gère des milliers de logements HLM dans l’agglomération. L’Amandier, association de médiation sociale spécialisée dans les conflits de voisinage et l’accompagnement des habitant·es fragiles. Le CVIFS, structure d’insertion toulousaine qui utilise le sport comme outil pour remettre des personnes vers la formation et l’emploi. Et enfin le laboratoire CERTOP-CNRS, qui documente le projet et en mesure les effets sur les quartiers.
Le dispositif est relativement simple à décrire et infiniment plus complexe à faire vivre. Une structure de bloc mobile, sécurisée, doit être installée régulièrement au pied des résidences gérées par le bailleur, dans trois lieux : Beauzelle, Bellefontaine, Cugnaux. L’objectif affiché : 120 ateliers de découverte par an, accessibles à partir de 16 ans, avec l’ambition d’accompagner une dizaine de jeunes par site et par an vers l’emploi, la formation ou une insertion sociale renforcée.
« On essaie de ne pas prendre la responsabilité de faire grimper des enfants qui savent qu’ils ont cours mais n’y vont pas. On a fixé l’accès à partir de 16 ans. »
Alexandre Mertz, bénévole pour Amassa Climb
Sur le papier, on coche toutes les cases de l’innovation sociale : « aller vers » les habitant·es, occuper positivement les bas d’immeuble, créer du lien entre associations, bailleurs, institutions, entreprises, mesurer l’impact réel par une recherche-action. La réalité commence par une mauvaise blague logistique. L’explosion du coût des matériaux après le Covid, les tensions industrielles liées à la guerre en Ukraine et des difficultés chez le constructeur retardent la livraison de la structure. Pendant ce temps, les financements, eux, sont calés sur trois ans : sans lancement, le projet court le risque de voir l’argent s’évaporer. Amassa Climb et ses partenaires se retrouvent donc à démarrer « Grimpe ton quartier » sans mur mobile.
Pendant deux saisons, l’« innovation » consiste à faire l’inverse de ce qui était prévu : aller chercher des habitant·es dans les quartiers, via des maraudes, des marchés, des campagnes de SMS, des groupes WhatsApp, puis les emmener en salle d’escalade sur des créneaux dédiés et gratuits. Ce n’est qu’en septembre 2025 que la structure mobile est officiellement inaugurée au nord de Toulouse, sur le site du CVIFS. Au moment précis où le calendrier du projet commence déjà à se refermer.
Trois quartiers, trois ambiances
Une fois la remorque opérationnelle, la promesse initiale peut enfin être tenue : installer un mur de bloc « comme en salle » au pied des tours, plusieurs heures d’affilée, semaine après semaine. Une heure de montage, deux heures d’activité, une heure de démontage. Toujours la même structure, mais trois réalités sociales très différentes.
À Beauzelle, commune résidentielle qui n’a pas le label quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV) mais où les indicateurs de précarité grimpent, la structure attire surtout des personnes âgées. Elles viennent regarder, poser des questions, raconter leurs vies, parfois s’ajouter au groupe WhatsApp pour « savoir quand vous revenez ». Très peu grimpent, mais beaucoup s’attardent, séance après séance. Le mur devient un prétexte à sociabilité, un marqueur de présence au pied des tours, là où il ne se passe pas grand-chose d’habitude.
« On a six, huit femmes voilées qui n’auraient jamais grimpé en bas de chez elles, mais qui viennent en salle et ont envie de revenir »
Alexandre Mertz, bénévole pour Amassa Climb
À Cugnaux, commune périurbaine labélisée comme abritant un Quartier Prioritaire de la Ville (QPV) labellisé QPV, le décor change. Le mur est immédiatement capté par des enfants et des jeunes adolescent·es, qui tournent autour, veulent essayer, insistent. Problème : nombre d’entre eux et elles sont techniquement en âge d’être à l’école, parfois en rupture scolaire, parfois simplement absent·es ce jour-là. « On essaie de ne pas prendre la responsabilité de faire grimper des enfants qui savent qu’ils ont cours mais n’y vont pas, explique Alexandre Mertz. On a fixé l’accès à partir de 16 ans. » Le principe se tient, mais la fréquentation devient plus erratique : quelques mères de famille se laissent tenter, des jeunes viennent une fois puis disparaissent, le projet bute frontalement sur la question scolaire.
À Bellefontaine, enfin, l’expérience ressemble davantage à ce qui était imaginé. Des jeunes orienté·es par l’École de la deuxième chance débarquent aux premières séances, intrigué·es, puis accrochent. D’autres, qui « tiennent les murs », approchent plus tard, d’abord pour regarder, puis pour grimper. Alexandre Mertz raconte cette séance où deux d’entre eux passeront l’après-midi autour du mur : dès que les sirènes de police retentissent, ils se replient, attendent, reviennent, grimpent, aident à ranger les tapis. Ici, le projet touche précisément le public que toutes les fiches de financement décrivent, mais que très peu d’initiatives parviennent réellement à atteindre.
Invité·es surprises
La vraie richesse du récit d’Alexandre Mertz ne réside pourtant pas seulement là. Ce qui remonte de deux ans de terrain, c’est d’abord une série de surprises qui n’avaient pas été prévues dans les tableaux d’objectifs. Il y a ces deux jeunes en situation de handicap, avec un trouble autistique sévère, suivis dans le cadre des séances d’Amassa Climb. Au fil des mois, les moniteur·rices observent des micro-transformations : la capacité à traverser une rue, à accepter un environnement sonore chargé, à se repérer dans un espace inconnu, à suivre un rituel de séance. Les mères racontent des déplacements du même ordre dans le quotidien. Nul besoin de prétendre que l’escalade en serait la cause unique mais il serait malhonnête de nier que ce cadre-là, répétitif, structuré, exigeant sans être violent, a servi de levier.

Il y a ce petit groupe de jeunes hommes en échec scolaire profond, parfois déscolarisés depuis longtemps, qui vivaient la nuit devant des jeux vidéo et arrivaient « décalqué·es » aux rendez-vous. L’escalade leur plaît immédiatement. Les séances sont le matin. Progressivement, presque sans s’en rendre compte, ils réorganisent leur semaine autour de ce créneau : se coucher plus tôt, manger un peu avant de venir, se retrouver entre pair·es pour grimper. À la fin de l’année, certain·es s’abonnent à une salle, continuent à pratiquer, construisent autour de la grimpe un groupe d’appartenance. Plusieurs finissent par trouver un emploi. Ce n’est pas la remorque au pied des tours qui les a « inséré·es », mais le fait de retrouver un rythme, une raison de se lever, un espace où se sentir compétent·es.
« On n’est pas psys, on n’est pas éducs spé, mais on essaie de créer des moments pour discuter quand on voit que quelque chose remue »
Alexandre Mertz, bénévole pour Amassa Climb
Et puis il y a les femmes voilées. Le projet ne les avait quasiment pas envisagées dans sa conception initiale. L’occupation genrée de l’espace public, en bas des tours, était restée un angle mort. Or ce sont précisément elles qui expriment le plus clairement leurs préférences : pas question de grimper dans la cour, sous le regard de tout le monde, mais un vrai désir de participer à des séances en salle, sur des créneaux dédiés, en sortant du quartier. Elles ne viennent pas sur le mur mobile, mais se saisissent de l’existence du projet pour réclamer autre chose. « On a six, huit femmes voilées qui n’auraient jamais grimpé en bas de chez elles, mais qui viennent en salle et ont envie de revenir », constate Alexandre Mertz. La remorque n’est plus le lieu de pratique, mais le déclencheur d’un déplacement.
Ce que la grimpe fait (et ce qu’on lui fait porter)
Quand on lui demande ce que l’escalade permet, de spécifique, Alexandre Mertz refuse les réponses trop faciles. « Tous les sports apportent des choses », nous répète-t-il. On prête volontiers à l’escalade des « valeurs » quasi naturelles – confiance, humilité, dépassement de soi – comme si le football, la boxe ou la danse n’étaient pas eux aussi des lieux de socialisation, de régulation émotionnelle, de construction de soi.
C’est une expérience au sens fort, qui transforme autant celles et ceux qui l’animent que les personnes qui y participent.
Il reconnaît toutefois deux caractéristiques fortes. La première tient à la verticalité : se retrouver seul·e sur une paroi, confronté·e à une peur très concrète de tomber, avec le corps exposé, les mains qui tremblent, la tentation de redescendre. Le mur, surtout dans les premiers mètres, fabrique une confrontation à soi-même que peu de sports imposent de façon aussi frontale, dans un environnement objectivement sécurisé mais subjectivement intimidant. La seconde se joue dans la grimpe en voie : le lien de confiance entre celle ou celui qui grimpe et celle ou celui qui assure. Accepter littéralement de « laisser sa vie » au bout d’une corde entre les mains d’une autre personne, puis inverser les rôles, constitue une matière pédagogique très forte lorsque l’on travaille avec des jeunes qui testent les limites, la loyauté, la fiabilité. Ne pas lâcher la corde, vérifier un nœud, oser dire qu’on n’est pas sûr·e, accepter de renoncer : autant de micro-gestes qui débordent largement le cadre du mur.
Autour de cela, les moniteur·rices construisent des situations, observent les réactions, ouvrent des espaces de parole. « On n’est pas psys, on n’est pas éducs spé, mais on essaie de créer des moments pour discuter quand on voit que quelque chose remue », dit Alexandre Mertz. L’idée n’est pas de transformer chaque séance en thérapie sauvage, mais de ne pas laisser l’expérience brute de la peur, de la frustration ou de la joie sans mots pour l’accompagner. Et pourtant, malgré cette conviction que la grimpe est un terrain riche, Alexandre Mertz refuse de la sacraliser. « Peut-être que si j’avais fait de la gym, j’aurais cru à la gym de la même manière. Moi, je crois dans les valeurs du sport pour l’inclusion sociale. Je crois dans l’escalade parce que c’est ce que je sais proposer. » On est loin des slogans qui transforment chaque bloc en promesse de rédemption sociale. Ici, le sport est un outil situé, avec ses forces, ses limites, ses biais de classe très concrets.
Descendre du piédestal
Au moment de tirer un premier bilan, « Grimpe ton quartier » ne ressemble ni à une success story calibrée pour les plaquettes institutionnelles, ni à un fiasco à enterrer discrètement. C’est une expérience au sens fort, qui transforme autant celles et ceux qui l’animent que les personnes qui y participent. Non, un mur de bloc au pied des HLM n’a pas suffi à renverser des décennies de politiques publiques défaillantes. Les jeunes les plus éloigné·es de l’emploi ne se sont pas tou·tes métamorphosé·es en ouvreur·euses ou en éducateur·rices sportives. L’escalade n’a pas réglé d’un coup les questions de racisme structurel, de ségrégation urbaine ou de sous-investissement dans les services publics.
Mais oui, des femmes voilées ont découvert un espace où grimper leur paraissait possible. Des jeunes en échec ont retrouvé un rythme de vie compatible avec un travail. Des voisins et voisines qui ne se parlaient pas ont commencé à se croiser autrement qu’au local poubelles. Des personnes en situation de handicap ont gagné un peu d’autonomie dans l’espace public. Et une partie du milieu de l’escalade a accepté de se regarder dans le miroir, de questionner sa blanchité, ses tarifs, sa géographie sociale. Pour un univers qui adore parler « d’engagement », ce déplacement n’est pas anodin. L’engagement ne se mesure pas seulement en mètres de vol dans un enchaînement de 8a, mais aussi en heures de montage sous la pluie, en séances où personne ne vient, en discussions patientes avec des bailleurs, en conflits de calendrier, en refus assumés de faire grimper des mineur·es déscolarisé·es pendant les heures de cours.
« Moi, qu’est-ce que je peux proposer ? Je peux proposer de l’escalade. » À force de la mettre au pied des tours plutôt qu’au coeur d’une zone commerciale, Alexandre Mertz et Amassa Climb rappellent une évidence qu’on avait peut-être tendance à oublier : un sport n’est jamais neutre. Tout dépend d’où l’on plante le mur – et avec qui l’on accepte de le tenir.














