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Episode 3

Alain robert :
LA REVANCHE
D’UN roc

écrit par Matthieu Amaré

designé par Pierre-Gaël Pasquiou

C’est en 1991 que Laurent Belluard pousse pour la première fois la porte de la rédaction de Vertical. Fondé au début des années 80 à Grenoble, le journal est devenu la référence de son temps en matière de grimpe. Alors qu’il fait ses premiers pas dans son nouveau canard, Belluard a déjà entendu parler d’Alain Robert. En bon connaisseur, il sait que ce qu’il fait est remarquable. Alors, quand le grimpeur valentinois passe une tête chez Vertical pour voir si un journaliste-photographe veut l’accompagner sur son nouveau projet, Laurent Belluard ne se fait pas prier.

Alain contre Goliath

« On est descendu à Buoux avec sa voiture, rembobine l’intéressé au bout du fil. Je me souviens qu'au péage, au moment de payer, il met ses pièces dans le creux de sa main et galère tellement que la moitié tombe par terre ». Les stigmates de ses handicaps donnent le ton de l’aventure. Car le projet est dingue : il s’agit de faire La Nuit du Lézard en solo intégral. Une ligne improbable tracée par Jean-Baptiste Tribout en 1986. Un bombé initial puis une dalle lisse comme du graphène : du 8a+ complètement aléatoire. L’archétype même de la voie à éviter en solo. « Arrivés à proximité de la voie, on voit qu’un couple est dedans, reprend Belluard. Un Allemand, blond, sculptural, qui grimpe la voie avec sa copine magnifique en train de l’assurer. Quand on arrive, Alain me dit tout de suite : "Laurent dis-lui d’enlever sa corde, faut pas qu’on traîne, le soleil va tourner" (sous la chaleur, l’adhérence est moins forte, ndlr) . Quand l’Allemand voit débarquer Alain comme un zébulon tout tordu, il l’a regardé comme un clochard. Alain a fait un passage pour s’entraîner puis s’est lancé dans la voie qu’il a super bien enchaîné. Il bute un peu sur la fin mais finit. J’ai regardé l’Allemand en bas. J’ai jamais vu un mec aussi dégoûté. Il a dû arrêter l’escalade le jour même ».

« Il a une capacité à se décaler de l'événement qui fait qu’il est presque meilleur en solo qu’avec une corde »

Laurent Belluard

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Les yeux dans le viseur de l’appareil photo, Laurent Belluard ne verra pas qu’Alain Robert a zippé deux fois sur des cupules et manqué de se tuer. Qu’importe, la croix est faite et c’est sans doute le solo le plus audacieux de l’histoire qui vient de tomber. Cette année-là, le Valentinois claquera onze solos intégraux d’envergure dont les deux premiers 8b au monde. Alain Robert est à l’apogée de sa carrière de soloïste. Il a peut-être le mental le plus solide du monde. Et beaucoup de personnes ont du mal à l’expliquer. « Je pense qu’il a une capacité à se décaler de l'événement qui fait qu’il est presque meilleur en solo qu’avec une corde », explique Laurent Belluard avec le recul. Pour Laurent Jacob, on rentre quasiment dans la sphère spirituelle : « Ces accidents ont renforcé ses objectifs et sa détermination, jusqu’à faire de lui un champion absolu. C’était sa destinée, il a accompli le plan qu’il avait dans la graine ». D’après Philippe Poulet, autre journaliste de Vertical, les raisons sont plus rationnelles : « Alain s’entraînait tout simplement plus que les autres et avait développé des facultés physiques et mentales au-dessus des autres. »
 

À l’époque, le débat ne fait pas vraiment rage : Alain Robert est rangé chez les fous. Quand les autres grimpeurs apprennent qu’il a fait La Nuit du Lézard, le grimpeur de la Drôme reste à leurs yeux un barge au physique abîmé. « Ce qu’il faisait était quand même très aléatoire, corrobore David Chambre. On est vraiment à la limite du raisonnable. Il fait La Nuit mais deux ans après, il remet ça dans Pour une poignée de Chamallow (8a/b). C’est pour moi son sommet d’engagement. Un truc qu’il faisait une fois sur trois encordé. Je veux dire, même à la roulette russe vous avez plus de chances de vous en sortir ». Personne ne prendra autant de risque que lui. Même 30 ans après, les légendes du genre s’inclinent toutes devant tant d’audace. À commencer par Alex Honnold qui dans une interview de 2023 explique : « Personnellement, j’essaie toujours d’avoir de la marge, plusieurs niveaux en dessous de mon niveau maximal encordé et je veux rester dans cette zone de confort. Alain a fait du 8b à une époque où le maximum encordé était 9a, et avec une marge très faible. Donc il était vraiment à la pointe de notre sport, à la limité du potentiel humain à l’époque ».

« Je crois que je suis vraiment barge, en fait »

À le voir demander à la serveuse une nouvelle coupe de champagne avec la mine d’un gamin, difficile d’imaginer Alain Robert défiant les pires lois de gravité. Pourtant, autour de la table, à Paris, ils le confessent tous : ils ne comptent plus les frayeurs que l’homme de 50 kilos leur a donné sur les falaises. Pour Claude, son ami de 40 ans, c’était dans Pol Pot en 1996, en compagnie de la femme et des trois enfants du grimpeur. « J’ai voulu faire son adieu à l’escalade extrême avec cette voie en 7c+ dans le Verdon, Claude me photographiait pour l’occasion. J’étais à 300 m du sol et je bute sur le passage-clé à cause de mon manque d’allonge. Après des secondes interminables d’hésitation, je pousse sur la pointe de son chausson pour atteindre la prise salvatrice, mais franchement, ça revenait à jeter une pièce en l’air. Je réussis le pas et là, je lui dis tout de suite : "Claude, je crois que je suis vraiment barge en fait" ». L’intrépide a arrêté de compter les moments où il aurait pu s’envoler. Ces instants, il les appelle « les moments blancs », où même parfois le souvenir disparaît : « On retient l’avant et l’après mais entre les deux, le temps s’est suspendu, il est devenu transparent ». À 63 ans, ces secondes mystiques sont devenus les perles d’une philosophie de vie qu’il n’a jamais trahie depuis que, gamin, il a lu cette citation de son idole, l’alpiniste italien Reinhold Messner : « Plus la peur est grande, plus fort est le plaisir ».

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Coupé-décalé © Coll Philippe Poulet

« Même à la roulette russe vous avez plus de chances de vous en sortir »

David Chambre

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Au début des années 90, alors qu’il passe pour la première fois au journal de TF1, Alain Robert hésite entre se présenter en adulte responsable et donner à voir l’image d’un fou. Ce sera les deux. Tantôt il défend qu’il est père de famille, tantôt il se fait prendre en photo en suspension au-dessus de couteaux aiguisés. Le personnage est tout simplement en train de faire sa mue. La Nuit du Lézard vaincue, Alain Robert abandonne les lycras arlequins pour un style de reptile. Désormais, il se prend pour un iguane, se collant au rocher avec des fringues en serpent qui lui donnent des faux airs de Crocodile Dundee ou d’Iggy Pop. David Chambre, lui, voit une autre référence à la pop-culture : « Il me faisait penser à Gainsbarre ». C’est bien vu tant, à l’instar de l’homme à la tête de chou, Robert semble vouloir accoucher de son double maléfique.

Robert, chenapan

« Ma transition sur les gratte-ciel et mes fringues en peau de serpent, c’était une manière de leur dire à tous : "Je vous emmerde" ». Au dernier étage de son hôtel parisien, Alain Robert est de nouveau face à une coupe pleine. À l’effervescence du champagne, se mêle une certaine forme de rancœur lorsqu’on lui demande de revenir sur ses relations avec le milieu de l’escalade du début des années 90. À la fin de l’année 1991, le grimpeur prend pourtant une petite revanche sur la vie. À la faveur d’un film diffusé sur TF1, Passion vitale, qui rend compte de son exploit sur La Nuit du Lézard, Patrick Edlinger décide de lui remettre le Prix de la Performance Sportive. Une forme de couronnement, quand on resitue le statut de l’ange blond Edlinger face à Robert, le marginal. « Patrick m’a rendu ma légitimité car il savait que j’avais fait un truc important, explique le lauréat. Il le savait parce qu’il n’a jamais réussi à faire La Nuit du Lézard avec une corde ». En faisant tournoyer son verre, il tient aussi à rappeler une chose : « Je me suis toujours bien entendu avec Patrick, comme avec Berhault, Triboux et les autres. Ceux qui ne m'aimaient pas, c'étaient les grimpeurs moyens ».

La distinction des meilleurs ne sera pas suffisante. Mal-aimé et délaissé par un sport qui se standardise, Alain Robert traîne de plus en plus son image de vilain petit canard à la patte cassée. Alors quand en 94, une marque de montre lui propose d’escalader un gratte-ciel de Chicago pour de l’argent, il n’hésite plus. Quitte à se défaire définitivement du milieu. « À ce moment-là, c’est l’émergence des compétitions d’escalade, de leur structuration, remet Laurent Belluard. En France, les grimpeurs à la mode s’appellent François Legrand, Didier Raboutou. Sur le rocher, c’est la guerre au 9a... Encore une fois, Alain est en complet décalage avec l’époque ». Pour le journaliste, ce n’est même pas que la communauté le rejettent, c’est qu’elle s’en moque. « Ce qu’il fait est méprisé. Pour eux, l’escalade sur building, c’est tout simplement hors-sujet ».

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Et pourtant. En traversant l’Atlantique pour contenter des boîtes horlogères ou des compagnies d’assurance, Alain Robert va faire basculer sa vie. En très peu de temps, l’ancien vendeur de Bado Sport va devenir un super-héros mondialement connu dont les ascensions seront parfois suivies au pied des tours par des centaines de milliers de personnes. Le public, lui, s’attache enfin à ce personnage en peau de lézard qui semble aussi libre qu’un serpent de mer. Il lui donne un nom - « The French Spiderman » ainsi qu’une légende que les médias vont installer. Ces derniers raffolent autant de ses exploits que de ses arrestations, puisque toutes ses escalades sont illégales. Après avoir grimper 250 édifices dans le monde entier, le Spiderman français détient aussi le record de l’homme qui a connu le plus de prisons différentes. Les anecdotes sont toutes plus incroyables les unes que les autres : des battle de pompes à une main avec les détenus de Staten Island au roi de Malaisie qui le déplace de sa geôle au palais royal pour l’inviter à dîner. Mais surtout, les « buildings », comme il aime le dire, donnent enfin à Alain Robert de quoi bien gagner sa vie. Toutes fondées sur des propositions commerciales, ses ascensions peuvent parfois lui rapporter jusqu’à 250 000 euros. Spiderman s’éclate, régale sa famille qu’il trimballe à l’autre bout du monde et commence à se faire un nom. Bien plus grand que ceux de François Legrand ou Didier Raboutou.

Alain Robert sur la tour Sears de Chicago (443 mètres) © Coll Philippe Poulet

« Ma transition sur les gratte-ciel et mes fringues en peau de serpent, c’était une manière de leur dire à tous : ‘Je vous emmerde’ »

Alain Robert

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Pour David Chambre, Alain Robert n’a pourtant rien inventé. « Je crois même que j’ai fait ma première ascension de building avant lui, remet-il. Jean-Claude Droyer avait déjà fait la tour Montparnasse et Laurent Jacob la Tour Eiffel ». En revanche, pour l’historien de la grimpe, le Valentinois a eu une intuition géniale : « Il a inventé un sport. Là où nous nous sommes dits que c’était juste sympa, lui a complètement embrassé l'univers. C’est son vrai coup de génie ». Et pour les puristes, Chambre rappelle que Robert n’a pas simplement fait ça pour les caméras. Certaines de ces prestations sur les tours sont de véritables exploits. « Comme sur le rocher, 90% de ce qu’il a fait n’a jamais été répété. Si vous prenez les Sears Tower de Chicago ou la tour Framatome à la Défense (maintenant la Tour Areva, ndlr), je suis prêt à parier que plus personne ne mettra les mains dedans ». À tel point que l’auteur a exhorté le grimpeur à produire sa propre échelle de cotation sur les immeubles. Résultat ? Alain Robert a évidemment réalisé les tours les plus dures du monde.

À 63 ans, c’est désormais ce que le French Spiderman essaie de défendre. Le héros a bien compris qu’il ne parviendrait probablement pas à réhabiliter sa carrière sur le rocher. Alors, il tente de faire comprendre que ses escalades d’immeubles ne sont pas que des coups médiatiques. Certains l’ont bien compris, comme Alexis Landot, la grande relève française de la grimpe urbaine, qui considère ce qu’a fait Alain Robert comme de « véritables exploits ». Au Salon de l’escalade, où ils ont partagé la scène d’une table ronde, le jeune de 23 ans n’a eu de cesse de célébrer son aîné. Pourtant, le lendemain, en pleine interview, le sexagénaire se contente de hausser les épaules. Les éloges de Landot semblent glisser sur son costume d'alligator comme l’eau sur les écailles d’un poisson. Alors, frustré l’homme araignée ? « Ah non, je ne veux surtout pas passer pour un mec frustré, bondit-il quand on fait mariner le terme. Ma reconnaissance je suis allé la chercher et je l’ai obtenue ! » Comment ? Et auprès de qui ? Pour le savoir, il faut comme toujours avec Alain Robert passer partout. Sauf par la voie normale…

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