
écrit par Matthieu Amaré
designé par Pierre-Gaël Pasquiou
Alain vient de passer une sale journée. Dans la cour, les grands lui ont encore rendu la vie impossible. Quolibets, moqueries, tarte ta gueule à la récré. À 7 ans, il faut dire que le gamin est tout frêle, chétif diraient certains, et n’inspire pas vraiment le respect. Pour ne rien arranger, là, présentement, il a oublié ses clés. L’enfant se tient devant la façade de sa résidence à Valence, ses parents ne sont pas là. C’est chiant. C’est aussi le moment où le petit Alain a les fils qui se touchent. Ni une ni deux, le voilà parti pour grimper les trois étages qui le sépare de son balcon. Il escalade ça comme un portique, arrive en haut, ouvre la baie vitrée. Et toc. C’est gagné.
Le petit Robert
« Ce jour-là, un verrou a sauté, repose Alain Robert, 50 ans après. Je suis né une autre fois, avec le sentiment que je pouvais effectivement faire des choses que j’avais toujours rêvées faire ». À cette époque, l’enfant rêve de ressembler à Zorro, d’Artagnan ou Robin des Bois. Problème, il a peur de son ombre. « Je me souviens d’un trajet en voiture qu’on a fait avec mes parents pour partir en vacances à Toulouse. Mon père avait décidé de sortir de l’autoroute pour longer les Gorges du Tarn. Je me suis roulé en boule dans le fond de la banquette arrière. J’étais terrorisé par le vide ». Un weekend banal d’hiver allumera une première mèche dans la tête du jeune garçon. À presque 7 ans, Alain acquiert enfin le droit de regarder le film du dimanche soir. Et ce soir de 1969, le poste de télévision crache un film, La Neige en Deuil d’Edward Dmytryk. Adapté du livre d’Henri Troyat, on y voit Spencer Tracy et Robert Wagner gravir le Mont-Blanc pour aller secourir les victimes d’un crash d’avion. « C’est le premier déclic, remet Robert. Je n’avais jamais vu la montagne et il s’est passé quelque chose ce soir-là ».

Ce n’est pas donc pas vraiment un hasard si quelques mois plus tard, le petit Alain Robert réalise son premier solo intégral en enjambant les balcons de sa résidence. C’en est un, en revanche, si ladite résidence s’appelle « AileFroide », du nom du célèbre massif des Écrins, dans les Alpes. Une chose est sûre : depuis son premier crapahutage, le gamin ne prendra jamais plus les escaliers. Aux premières loges, Thierry, le petit frère assiste effaré aux premières ascensions de son aîné. « Je me souviens qu’on avait un voisin projectionniste en dessous, souligne-t-il. Et le type regardait mon frère grimper en disant "Bah alors l’ascenseur est en panne ?". Ça me faisait tellement marrer ». Ce sont les années où Alain prend son petit frère sous son aile, en l’emmenant faire pas mal d’escalade dans le coin, et aussi pas mal de conneries… « Pour mes parents, je devais aller au foot. Et en fait, Alain m’emmenait dans de ses trucs…Crois-moi que parfois, j’aurais préféré aller à l’entraînement ! ». De son propre aveu, ce réalisateur de films qui prépare une série documentaire sur la carrière de son frère, ne l’a jamais vu mal dans sa peau. « Bien au contraire, pour moi, il était déjà casse-cou et sacrément intrépide ! » Pas trop loin du centre-ville Valence, se trouve le château de Crussol, une forteresse construite sur un massif rocheux qui domine la vallée du Rhône. Ce sera le premier terrain de jeu du jeune Alain Robert qui n’a plus peur. Et qui commence à se percher à 200 m d’altitude.
Avec quelques-uns, ils chapardent dans les épiceries, dorment dans des granges. Ils se lèvent tous les matins à Buoux, la mecque de l'escalade libre et enchaînent les voies de 7ème degré en solo. Un bonheur.


À l’origine, les Robert viennent de Saône-et-Loire. Rejetons d’une famille de 4 enfants, les frangins ne grandissent pas dans la soie. La mère est au foyer, et le père décide de quitter Digoin pour Valence et pour prendre « un job banal dans la téléphonie ». À la maison, c’est tranquille, trop tranquille. « Après son attaque cardiaque, mon père a passé le restant de sa vie à faire du canevas. On ne sortait pas, on ne faisait rien », retrace Robert. Depuis ses premières grimpettes, leur gamin ne tient plus en place. Alors, les parents l’envoient en colo. Là-bas, la petite tête brûlée échappe aux contrôles des monos et part escalader des rochers de 5 mètres qu’il s’amuse à baptiser comme on nomme les voies d’aujourd’hui. « Le rocher du coq », « Le glacier beige », « Le doigt de Dieu » forment ses premières croix et le grand frère commence à lâcher le petit tant les ascensions deviennent compliquées. C’est à ce moment-là qu’Alain va faire une première rencontre décisive : celle de Pierre Jamet, un scoot, avec qui il va réaliser ses premiers projets d’envergure. Les compères s'encordent par la taille et se lancent dans des escalades dangereuses, toujours dans les environs de Valence. Peu à peu, ils accèdent à un petit niveau. « Le problème, c’est qu’on ne pouvait pas se comparer. À l’époque, personne ne grimpe autour de nous », rappelle Robert. Leur bréviaire ? Glace, Neige et Roc de Gaston Rébuffat. « On lisait beaucoup de récits de montagne et à l’adolescence, on connaissait tous les secrets des alpinistes de renom : Rebuffat mais aussi Desmaison, Terray, Bonatti…».

Alain Robert en train de faire ses premières ascensions autour de chez lui, à Valence. En bas à droite : avec son premier compagnon de cordée, Pierre Jamet. © Coll Alain Robert
Clodo des falaises
« Je devais avoir 25 ans, il en avait 18. C’était à Buoux et j’essayais d’ouvrir une voie assez impressionnante baptisée La Volière. J’étais seul et j’avais besoin d’un mec pour m’assurer. C’est là que je croise ce jeune. C’est marrant, je me souviens d’un mec avec du bide, pas très sportif quoi. Bref, il m’a aidé, j’ai libéré la voie ». Dans le texte : Laurent Jacob. Soit, en 1980, la locomotive française de l’escalade libre et l’inventeur de la célèbre « Lolotte », un geste technique qui permet de basculer le genou pour gagner en allonge. Quand Alain Robert le regarde s'agiter dans La Volière : c’est du septième degré, c’est dur, c'est beau. C’est aussi son premier contact avec la grimpe de très haut-niveau. Ce qui déclenchera une véritable obsession. Cette fois, l’ado pousse plus loin que ses falaises drômoises. Il s’installe quasiment à Buoux, dans le Luberon, et embrasse autant le rocher que l’âge d’or de l’escalade libre en France. Il y croise les deux Patrick, Berhault et Edlinger mais aussi Jean-Pierre Bouvier dit « La Mouche ». Le jeune Valentinois se rend vite compte qu’il faut dormir sur place pour progresser. « C’est le moment où j’abandonne mes projets de guide pour devenir une sorte de clodo des falaises », explique-t-il. Avec quelques-uns, ils chapardent dans les épiceries, dorment dans des granges. Ils se lèvent tous les matins à Buoux, la mecque de l'escalade libre et enchaînent les voies de 7ème degré en solo. Un bonheur.
« C’est une période fondamentale dans ma vie : celle où je comprends que je n’abandonnerai mes rêves pour rien au monde. Celle où je comprends que quand on a un objectif, on peut faire des trucs de fou »
Alain Robert


« C’est vraiment là que je prends conscience que je fais peut-être partie de la crème des grimpeurs français. Je dois faire des 7a voire des 7b tout en étant un peu grassouillet », ressert Robert. C’est donc confiant qu’il se dirige vers la Montagne Sainte-Victoire, à Aix-en-Provence. Nous sommes en février 82 et Bouvier a libéré un 7c une année auparavant. Alain veut se frotter à cette escalade en dalle mais préfère d’abord poser la corde en moulinette au sommet de la voie, histoire d’étudier les mouvements. Sauf qu’il la passe directement dans des anneaux de corde en lieu et place du mousqueton. Une erreur de débutant qui se paie cash. À force de frotter sur la corde, les anneaux se brisent net et envoient notre homme 20 mètres plus bas. Alain gît sur le sol, inconscient, une trentaine de minutes avant d’être pris en charge. Quelques heures après, à l'hôpital de Valence, on assiste à un petit miracle : un grimpeur vient de faire le grand saut et s’en tire avec « seulement » quelques fractures. Robert repart en béquille et un mois après, il ré-attaque la roche avec deux plâtres.
Éclaté au sol
« Ce qu’il faut comprendre, c’est que c’est un rêve de gosse tout ça. Je suis tombé, ok. Mais bon, j’étais vivant et pas si mal en point. Hors de question d’abandonner là », relance-t-il avec autorité. Ainsi, Alain Robert débarque à Buis-les-Baronnies en béquille sur les sentiers d’une marche d’approche où il faut presque mettre les mains. Il enfile son baudrier et s’élance les bras plâtrés dans du 6b. « Les types en bas des voies me prenaient pour un barge. Et franchement, je les comprends. Mais c’est une période fondamentale dans ma vie : celle où je comprends que je n’abandonnerai mes rêves pour rien au monde. Celle où je comprends que quand on a un objectif, on peut faire des trucs de fou ». C’est aussi le moment où Alain Robert théorise sa vision de l'escalade. 40 ans après, elle n’a pas changé. « C’est un sport qui, pour moi, doit rester dangereux. Dans les années 80, un mec comme Christian Guyomard (inventeur de la grimpe banzaï, ndlr) quand il ouvre des voies, met le premier point à 10 mètres et s’arrange pour que le deuxième, si tu tombes, tu te casses la gueule au sol. On est dans l’anti-conformisme, dans l’anti-FFME (Fédération Française de Montagne et d’Escalade). On est totalement dans ma vision des choses : l’escalade, c’est avant tout une aventure ».

Alain Robert © Coll Alain Robert
Six mois après, Alain Robert s’en offre tous les jours, des aventures. Et se trémousse à nouveau sur ses falaises favorites. Buoux, le Verdon, Cornas… Il a vingt-ans et l’envie de croquer du rocher à pleines dents. Il vient de s’installer en ménage avec sa femme, Nicole. Mais le temps d’un été, celui de 82, il redevient ce « clodo des falaises » et ponce nuit et jour un projet baptisé L’Abominable homme des doigts à Cornas, « sa » falaise. Deux mois à fond. Deux mois à buter sur le passage-clé, à quelques mètres du sommet. À raison de trois essais par jour, Robert n’y arrive pas. Et fin septembre, alors qu’il termine son entraînement sur une falaise voisine, il entend des voix. Ce sont des débutants, un groupe de Jeunesse et Sports qui lui demande d’installer une corde sur une voie en passant en tête. Expérimenté, le grimpeur parvient rapidement au sommet, à 15 mètres du sol. Il fait sa manip de corde et pour ne pas se râper les genoux, commence à se mettre en équerre avant de descendre en rappel alpin. Une dernière vanne aux minots d’en bas, un dernier coup d'œil au ruisseau de La Goule. La corde se met en tension. Et lâche. Tout de suite. Alain Robert part en arrière, la tête la première. Et cette fois-ci, à l’arrivée, c’est le noir complet.